La loi des hors-la-loi

Martin Lamotte  

Dennis Rodgers  

Abstract

Cet article présente le numéro spécial en passant en revue les traditions francophones et anglo-saxonnes d’anthropologie juridique, avant de situer le droit des hors-la-loi au sein de ces traditions et de souligner sa contribution potentielle au développement d’une approche pragmatique du droit.

Les textes réunis dans ce numéro spécial explorent tous la manière dont le phénomène que nous appelons communément « la loi » peut prendre de multiples et complexes formes, que ce soit au niveau de son élaboration, son imposition, ou bien de sa conservation. De manière contre-intuitive, ils le font en prenant comme point de départ des groupes généralement qualifiés de « hors-la-loi ». Des femmes de kurdebis - les soi-disant « voleurs dans la loi » - en Géorgie qui discourent sur les bienfaits, les manquements, et les « services juridiques » des voleurs et leur rapport à la Loi étatique (Ferry) ; des membres du gang des Maravillas qui s’opposent à la loi de la Eme, la mafia mexicaine qui contrôle le système pénitentiaire en Californie et dont l’autorité déborde le cadre de la prison pour s’appliquer dans les rues de Los Angeles (Contreras) ; des membres du gang des Ñetas qui se transforment en érudits des textes de leurs lois, élaborées selon le récit de vie mythifié de leur fondateur, et codifié dans un livre quasi-sacré (Lamotte) ; un syndicat de transporteurs au Nigéria, le National Union of Road Transport Workers, qui applique ses règles à ses agents mais collecte aussi, de manière illégal, des taxes au nom et pour l’État (Fourchard) ; les Apaches dans le Paris de 1900, altérisés et criminalisés comme des « néo-sauvages » (Beauchez) ; ou encore, les baz haïtiens (des groupes de rue) cherchant à maintenir un ordre communautaire face aux désastres naturels, la migration, et une violence de plus en plus généralisée (Kivland).

Malgré le fait que ces groupes soient ordinairement considérés « hors-la-loi » - ou que, tout du moins, leurs pratiques soient considérées comme telles - nous soutenons qu’ils peuvent en fait constituer une optique privilégiée sur ce qu’est la loi. Ils le sont de deux manières, premièrement en nous poussant à regarder au-delà de l’État comme vecteur institutionnel privilégié du droit, et deuxièmement, comme miroir épistémologique à travers lequel penser la notion de ce qu’est la loi et son déroulement de façon plus élargie. Ce faisant, les textes présentés dans ce numéro spécial étendent des débats qui font rage de longue date en anthropologie dite « juridique », et proposent de nouvelles pistes de réflexion concernant les manières d’appréhender et de comprendre la loi. Ce numéro spécial est aussi un numéro explicitement bilingue, réunissant un nombre égal de contributions écrites en anglais et en français, par des chercheur∙e∙s issu∙e∙s tant des mondes universitaires francophone qu’anglo-saxon. Ces deux mondes se parlent peu généralement, et ceci est particulièrement vrai dans le domaine de l’anthropologie juridique, au sein duquel il existe des traditions à la fois distinctes mais qui se chevauchent aussi. Or, ces anthropologies francophones et anglo-saxonnes se sont enfermées dans des débats internes sur la nature de « la loi »/“the law”, et de ses différences - sémantiques ou pratiques - entre cette dernière et « les règles »/“the rules”, « les normes »/“norms”, en s’adossant souvent aux particularités de leurs propres systèmes juridiques (common Law ou Droit civil, par exemple). De ce fait, les possibilités de dialogues entre ces dernières ont été réduites. Ce numéro spécial espère donc modestement contribuer à établir quelques passerelles en ces deux sphères linguistiques et traditions épistémologiques distinctes, afin de promouvoir un début de dialogue plus soutenu entre elles. Pour cela, nous mettons en avant les terrains présentés par chaque article et privilégions une comparaison des processus et pratiques qui dépasse une comparaison termes à termes. Il s’agit de construire une problématique à une échelle plus générale que celle de la monographie, faisant usage de la transversalité, plus que de procéder à une comparaison entre cas (de lois, règles, ou normes), qui peut être limitée dans ses finalités (Mayer et Boudreau 2012).

L’anthropologie juridique francophone et anglo-saxonne

L’anthropologie a produit une importante et solide réflexion sur les catégories de droit, de loi, ou de règle. On peut même dire à bien des égards que la discipline a été fondée à l’origine sur l’exploration de la manière dont les sociétés non occidentales maintenaient « l’ordre » en l’absence de systèmes juridiques formels. Si les premiers travaux anglo-saxons de Henry Sumner Maine (1861) et Lewis Henry Morgan (1877) se sont surtout basés sur des textes secondaires ou des rapports d’administrateurs coloniaux, tout comme les premiers écrits d’anthropologie juridique francophones de Marcel Mauss (1896 ; 1897), les recherches dans le domaine ont très rapidement su mobiliser l’ethnographie pour faire sens de la diversité de la loi dans les sociétés étudiées. Ainsi, dans le monde anglo-saxon, Bronislaw Malinowski (1922), ou René Maunier (1931) dans le monde francophone, s’intéressèrent à l’étude de la loi en mobilisant l’approche empirique pour faire sens de la relation entre les normes, les règles, et la complexité des pratiques sociales qu’elles déterminent dans divers contextes. Surtout, ils indiquaient déjà que la question fondamentale n’était pas de savoir comment les individus se soumettent aux règles, mais comment celles-ci s’adaptent à la vie humaine.

Dans la lignée de ces premiers travaux, Isaac Schapera (1938) a aussi mobilisé l’ethnographie pour montrer la diversité et la prévalence de la loi en dehors des sociétés dites « modernes » ou « à État », en partie du fait de l’association étroite de l’anthropologie avec le projet colonial et les besoins de comprendre la gestions interne des sociétés colonisées afin de mieux les dominer (voir aussi Radcliffe-Brown 1933 ; Fortes et Evans-Pritchard 1940). L’étude de la loi s’est ensuite rapidement concentrée sur l’étude des trouble cases - c’est-àdire les cas litigieux et conflictuels, ainsi que les disputes - comme l’ont mis en avant les chercheurs Karl Llewellyn et E. Adamson Hoebel (1941) à propos de la loi des Cheyennes d’Amérique du Nord. Des anthropologues telles que Max Gluckman (1955) dans le monde anglo-saxon, ou Raymond Verdier (1980) dans le monde francophone, ont par la suite renouvelé cette approche en portant une attention particulière aux conflits et à l’étude du droit comme processus. Il s’agit alors de faire l’ethnographie du déroulement des litiges et de leurs règlements, dans une approche situationnelle qui vise à la fois l’étude processuelle et procédurale du droit et de la légalité (y compris en l’absence de règles codifiées et d’institutions juridiques formelles). Aussi féconde soit-elle, cette démarche, uniquement focalisée sur le conflit, réduit le droit à son application ; c’est-à-dire aux procédures et processus. Or, le droit - et la loi pourrait-on ajouter - apparaît dans bien d’autres occasions. L’étude processuelle et procédurale ne permet pas de prendre en compte une série de pratiques qui sont liées au droit et qui en disent tout autant sur la nature de celui-ci, ses principes fondateurs et sa place dans la société étudiée.

Malgré ces premières années fécondes pour l’anthropologie de la loi, il faut ensuite attendre les années 1970 pour qu’un nouvel élan en anthropologie anglo-saxonne s’intéresse à la loi, analysée à travers la question du changement social et de l’ordre social, d’une part, et du pluralisme juridique, d’autre part. Ainsi, Laura Nader et Harry Todd (1978), et le Berkeley Village Law Project mènent des recherches collectives sur les processus de disputes en laissant de côté la question des règles et de leur juridicité. Mais, comme l’indique Mark Goodale (2017) qui en fait l’histoire, l’étude de la loi en anthropologie s’est rapidement vue enfermé dans des débat internes, autour de la définition de la catégorie de loi. Ainsi, Simon Roberts publie en 1978 un article intitulé “Do we need an anthropology of Law ?”, dans lequel il exhorte les anthropologues à laisser de côté la loi comme catégorie analytique et de se concentrer sur une étude ethnographique plus large, dépassant celle de « la loi ». Faisant écho à des débats disciplinaires plus larges autour de la catégorie de pouvoir, à la fin des années 1980, les checheur∙e∙s June Starr et Jane Collier qui publient History andPower in the Study ofLaw (1989), renouvellent l’agenda scientifique autour de plusieurs questions, dont notamment la place des relations de pouvoir encodées dans les systèmes légaux. Ces préoccupations seront par la suite explorées plus en profondeur par Laura Nader (2002), qui décrit la manière dont le droit peut donner lieu au changement social et construire des structures sociales particulières.

Cette dernière question a aussi été au centre des écrits juridiques de l’anthropologue français Maurice Godelier (1982), qui les développa à travers une approche marxiste. Mais l’anthropologie juridique francophone s’est initialement beaucoup plus cristallisée autour de la notion du « pluralisme juridique » dans les années 1970. Les travaux de Jacques Vanderlinden (1972), Michel Alliot (1988), ou bien Norbert Rouland (1988), en particulier, cherchent à mettre en avant la pluralité des expériences culturelles du droit, en partie afin de justifier la promotion de systèmes juridiques locaux dans un contexte de décolonisation. Ceci étant dit, les tenants de cette première vague du pluralisme juridique avaient néanmoins tendance à rapporter le pluralisme à un cadre de référence implicitement étatique, dans la mesure où les systèmes alternatifs qui étaient mis en avant étaient fonctionnellement équivalents à l’État. Une deuxième vague de chercheurs, tels Jacques Poumarède et Jean-Pierre Royer (1987), ont plutôt mis l’accent sur la dimension culturelle du droit, passant d’une approche centrée sur les institutions juridiques à une approche centrée sur les dimensions culturelles du droit, y compris la manière dont le droit est ancré dans les relations sociales et les pratiques culturelles (faisant ainsi écho aux débats des années 1940 au sein de l’anthropologie juridique anglo-saxonne ...). Cette approche ouvrira un terrain fertile d’analyse intersectionnelle, et en particulier la manière dont le droit et les lois interagissent avec les relations et les catégories de genre, dont Françoise Héritier et Élisabeth Copet-Rougier (1990) furent des figures de proue, ainsi que des études ethnographiques minutieuses de la « fabrication » du droit, par exemple au sein du Conseil d’État français par Bruno Latour (2002).

Le pluralisme juridique devient un sujet de recherche central dans le monde de l’anthropologie anglo-saxonne une décennie plus tard (voir Merry 1988 ; Fuller 1994), mais le XXIe siècle voit une convergence des anthropologues juridiques anglo-saxons et francophones autour des questions relatives aux droits humains, et notamment à la manière dont ces droits sont compris et mis en œuvre dans différents contextes culturels. En démêlant les compréhensions culturelles spécifiques dans un contexte local, des anthropologues tels Jane Cowen, Marie-Bénédicte Dembour et Richard Wilson (2001), ou bien Mark Goodale (2017) cherchent à explorer les processus qui rendent les droits humains « réels » dans le monde et à comprendre les différences que les droits peuvent faire dans la pratique. Parmi les études les plus influentes, nous pouvons citer dans le domaine anglo-saxon les recherches de Harri Englund (2006) ou Sally Engle Merry (2006), ou bien, dans le monde francophone, celles de Francine Saillant et Karoline Truchon (2012) ou Christoph Eberhard (2009).

Les études anthropologiques traitant de la loi sont donc nombreuses et il serait vain d’en faire une recension exhaustive ici. Plusieurs thèmes ont traversé les études sur la loi, que ce soit la question des résolutions de conflits, d’ordre social, de médiation, d’arbitrage ou des rapports de pouvoirs. Cependant, la brève revue des traditions francophones et anglosaxonnes d’anthropologie juridique que nous venons d’effectuer montre à quel point celles-ci peuvent se recouper sans se parler nécessairement. Ainsi, des approches et courants similaires ont eu court à différentes époques - par exemple le pluralisme juridique acquiert de l’importance en France dans les années 1970, alors que le concept devient central dans le monde anglo-saxon vers la fin des années 1980 - ou peuvent émerger simultanément sans dialogue, comme c’est le cas pour l’intérêt envers les droits humains au XXIe siècle. Ceci étant dit, d’une manière générale, comme le note l’anthropologue Fernanda Pirie (2013, 217), les anthropologues travaillant sur la loi ont généralement évité de classer de manière trop fermée leur objet d’étude, voire d’utiliser le terme même de « loi », préférant se concentrer sur les processus, les normes sociales ou le pluralisme juridique. Mais le sujet reste néanmoins important, car la définition de la loi est centrale pour la question de la diversité de la loi comme concept analytique et pratique sociale.

Qu’est-ce que la loi ?

Il y a tout d’abord une question de nature épistémologique quant à l’usage des catégories d’analyse pour traiter de la loi. Ce débat sur la définition de la loi est particulièrement saillant dans le monde anglo-saxon avec l’opposition qu’il y a eu entre Max Gluckman et Paul Bohannan. En 1955, alors que Max Gluckman définissait la méthode des case studies, il utilise dans The Judicial Process among the Barotse of Northen Rhodesia, le terme de « loi » pour toutes les règles sur lesquelles les juges Barotse s’appuient pour prendre leur décision, y compris les règlements, ordres, coutumes, usages traditionnels et habitudes. La plus forte critique vis-à-vis des travaux de Gluckman est alors formulée par Paul Bohannan (1957) dans son œuvre Justice and Judgment among the Tiv. Selon ce dernier, Gluckman aurait imposé une conception anglo-américaine de la loi sur les Barotse en utilisant des catégories juridiques issues du monde Occidental. Bohannan fait une distinction épistémologique entre les conceptions des Tiv de leur loi (“Folk system”) du travail de l’anthropologue (“analytic system”) de la loi. Selon lui, les Tiv ont des règles de conduite, mais ces règles ne sont pas pensées par ces derniers comme un corpus juris (“body of rules”). Vu ainsi, les Tivs, indique-t-il, ont des lois mais pas de Loi (conçu comme étatique). Dans le mode francophone, Etienne Le Roy (1972, 98-99) distingue entre, d’une part, « des normes de première génération (politiques, parentales, religieuses ou techniques) ... [qui] n’ont, en aucun cas un caractère juridique », et d’autre part, « le Droit », argumentant qu’il « est possible de déduire de l’analyse comparée des statuts, puis des procédures de conjugaison des actes socio-politiques et techniques, un ensemble de récurrence significatives que nous pouvons définir comme les modalités spécifiques d’actualisation des normes et considérer comme les ‹ règles › juridiques. Ces règles n’ont pas nécessairement d’existence en soi ».

Une autre manière de poser la question de la nature des normes est de s’interroger sur le caractère obligatoire de ces règles. S’agit-il de normes directives imposant des obligations aux membres, ou des préceptes déclaratifs rappelant aux membres leur engagement ? Dans une étude des règles franciscaines, le philosophe Giorgio Agamben (2011) indique qu’une façon de poser le problème du caractère obligatoire de la règle serait non pas d’étudier la relation entre règles et préceptes, mais de s’intéresser à la nature même de l’obligation. Estelle ad culpam, la transgression impliquant alors un péché mortel, ou ad poenam, la transgression impliquant une peine et non un péché mortel ? Selon le philosophe, l’existence d’une loi pénale dépend de la capacité des membres à transgresser des préceptes sans commettre un péché, pourvu qu’une peine à purger soit établie pour leur transgression. Ce n’est que s’il y a possibilité de transgresser la règle, à savoir s’il y a définition de peines ou de sanctions, que la règle est pénale. D’autres définitions de la loi, proposées par l’anthropologie, peuvent être utiles ici. Leopold Pospisil (1958, 272) par exemple, définit la loi comme « des règles ou des modes de conduite rendus obligatoires sous peine de sanction, appliquée par une autorité de contrôle ». Dans cette définition l’élément de force et le contexte institutionnel est mis en avant.

D’autres auteurs ont plutôt insisté sur l’importance de la régulation sociale, de l’ordre ou du contrôle social. Ainsi, Malinowski (1926, 15), dans Crime and Custom in Savage Society, établit un lien fort entre la loi et l’ordre social. Selon lui, la loi « consiste en toute les règles conçues et mises en place comme des obligations contraignantes ». Plus d’un demi-siècle plus tard, Maurice Godelier (1982) en fait de même dans La Production des Grands Hommes, qui explore les relations de pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle Guinée, et la manière dont celles-ci régissant des règles d’interaction plus larges. Comme le souligne Fernanda Pirie (2013), cet intérêt pour l’ordre n’est pas nouveau, il est lié aux travaux d’Émile Durkheim, et notamment son De la Division du Travail Social publié en 1893, dans lequel la loi est décrite comme le miroir de la vie sociale (Durkheim 2007). Le rôle de la loi est d’assurer le respect des croyances, des traditions et des activités collectives. Mais Marilyn Strathern (1985) critiquera l’idée que la loi est essentiellement une question de contrôle social. La loi n’est pas uniquement, selon elle, liée à la résolution de conflit et à la réimposition de l’ordre et du contrôle. Pour échapper à ce débat qui, comme Mark Goodale l’indique, a eu pour effet d’enfermer l’anthropologie de la loi dans un débat plutôt stérile, peut-être faut-il utiliser une approche non-essentialiste, du type de celle que propose Brian Tamanaha (2001, 155) pour qui la loi est « ce que les gens identifient et traitent au travers de leur pratique sociales comme de la loi, ou du droit ».

A côté de ce débat définitionnel, la question de la superposition de différentes lois soulève des interrogations. Bien qu’il soit souvent associé dans le monde anglo-saxon aux travaux de l’anthropologue Sally Falk Moore (1973), et avec Jacques Vanderlinden (1972) dans le monde francophone, le terme de pluralisme légal - «Rechtspluralismus » - est en fait utilisé pour la première fois par l’allemand Franz von Benda-Beckmann (1970), qui l’a employé pour désigner la coexistence de deux ou plus systèmes légaux dans une société. Ce concept semble bien s’appliquer à la réalité décrite dans les articles composant ce numéro, où coexistent, dans la vie de tous les jours des individus, un ou plusieurs droits internes aux gangs, voleurs ou autres, et le droit étatique. En même temps, plusieurs critiques se sont dressées à l’égard du terme et du projet de recherche. John Griffiths (1986, 14), par exemple, critique ainsi Vanderlinden, à qui il reproche d’être restés au niveau de « la typification, l’explication et la justification de la non-uniformité à l’intérieur des systèmes juridiques étatiques ». Pour Griffiths, le droit est l’autorégulation de tout champ social - le droit n’est donc rien d’autre que le contrôle social - tandis que le pluralisme juridique correspond à l’organisation sociale de la société. Ceci étant dit, Sally Engle Merry (1988, 878-879), tout en poursuivant le projet de recherche d’identifier les divers lieux d’intersection et de superposition des droits, se demande où dresser la limite entre la loi et la vie sociale alors que le concept de loi semble se dissoudre dans la notion d’ordre social et de norme. Simon Roberts (1998, 2005) souligne par ailleurs qu’à force de regarder ces lieux de négociations de plusieurs ordres, et de les identifier comme le cœur du pluralisme légal, il y a un risque de faire perdre au concept de loi sa force analytique. Caractériser les pratiques des sociétés sans-État comme des ordres juridiques et embrasser tous les univers normatifs comme des équivalents, ne nous dit pas grand-chose de ce que nous pourrions vouloir savoir à leur sujet.

Vers une approche pragmatique de la loi

De manière générale, les anthropologues ont eu tendance à mettre l’accent sur la diversité du droit, comparant la façon dont différentes sociétés traitent la question de l’ordre et décrivant les diverses manières dont des régimes distincts peuvent coexister dans une forme de pluralisme juridique. Afin de ne pas tomber dans un relativisme complet qui risquerait de réduire génériquement le droit à l’existence d’un ordre social, ce numéro spécial considère le « droit » et la « loi » comme des catégories heuristiquement poreuses de phénomènes (Pirie 2013). Par conséquent, nous intégrons à la réflexion les normes informelles, les codes non écrits, en plus des lois et règles plus formelles, et proposons une compréhension du droit et du juridique qui englobe de multiples domaines de la vie et remplit différentes fonctions. Le droit est ainsi compris comme une technique de connaissance, créant un récit de groupe, un système intellectuel, produisant une manière de penser et d’habiter le monde, ou un processus de contrôle, encodant le rapport de force et « triant la société » (Melhuus 2012). Surtout, nous souhaitons mettre en avant des travaux qui approchent la loi à travers l’expérience de ceux qui la construisent ou la subissent, ce qui nécessite de mobiliser une approche ethnographique réflexive et holiste.

Si l’anthropologie a produit un important corpus de travaux sur le droit sous diverses formes, peu de recherches ont été menées sur les relations entre le droit en tant que catégorie heuristique et les groupes criminels tels que les gangs, les mafias, ou les triades, par exemple. La plupart des représentations de ces groupes tendent à les considérer comme hors-la-loi, voire en opposition active à l’ordre établi, et donc sans rapport actif dans la construction des systèmes juridiques ou des ordres sociaux plus larges. Même si ceci était vrai, ontologiquement parlant, de tels groupes constitueraient inévitablement des points d’optique potentiellement intéressants pour explorer la question de la loi, dans la mesure ou la réaction à l’action d’un phénomène est toujours révélateur. Mais au-delà de ceci, il existe aussi une tradition de recherches anthropologiques sur les gangs et les mafias qui explorent la présence d’un ensemble de règles - systématisées ou non - au sein de ces groupes (par exemple, Contreras 2013 ; Feltran 2018 ; Gambetta 2009 ; Lamotte 2022 ; Rodgers 2006 ; Varese 2018). Plus largement, une vaste littérature s’est aussi attachée à la façon dont les gangs, mafias, et autres groupes criminels peuvent constituer des institutions de gestion de conflits et d’imposition de règles et de normes sociales, dont en particulier les recherches contemporaines autour des gangs en Amérique Latine, par exemple, qui se cristallisent autour de ce qui est dénommée la « gouvernance criminelle » (Mantilla et Feldmann 2021).

Rivke Jaffe (2013), par exemple, décrit la présence des gangs comme facilitant des formes localisées de « citoyenneté hybride » dans les quartiers défavorisés de Kingston, en Jamaïque, à travers leur assomption de fonctions gouvernementales que l’État jamaïcain ne parvient plus à assurer, y compris la fourniture de services infrastructurels, d’emplois, de prêts financiers, et même des soins de santé. Enrique Desmond Arias (2006) décrit une situation similaire à Rio de Janeiro, au Brésil, où les gangs de trafiquants de drogue règlent les conflits locaux, offrent des services de protection, et maintiennent une justice « approximative » dans les favelas de la ville négligées par l’État. En même temps, Arias souligne aussi qu’il peut exister des liens étroits entre l’État brésilien et les gangs, et que souvent ce n’est pas tant que l’État est absent des favelas, mais plutôt qu’il a choisi de se retirer et a « externalisé » la fourniture de services publics aux gangs. Les gangs peuvent également émerger en opposition à l’État, comme le décrit Jon Horn Carter (2022) dans le contexte hondurien, où il suggère que ces derniers imposent une forme de souveraineté alternative « gothique ».

Les déterminants de ce que l’on pourrait appeler plus précisément la « gouvernance des gangs » (Rodgers 2021) ne sont toutefois pas très bien compris, d’autant plus que les gangs sont des institutions sociales très volatiles et que « le gang d’aujourd’hui peut devenir un cartel de trafiquants de drogue demain, voire se transformer en milice ethnique ou en groupe d’autodéfense le jour suivant », comme l’a souligné John Hagedorn (2008, xxv). Cette volatilité signifie que toute exploration de la nature de la gouvernance des gangs doit inévitablement aborder le phénomène de manière fondamentalement dynamique et longitudinale. A cet égard, une lacune majeure de la littérature sur les gangs latino-américains est que l’écrasante majorité des études ont été réalisées de manière ponctuelle, ce qui signifie qu’elles n’offrent que des aperçus « instantanés » des gangs, tels qu’ils existent à un moment spécifique. Cela peut être attribué en partie aux difficultés méthodologiques intrinsèques évidentes liées à la réalisation d’une recherche primaire sur les gangs (voir Rodgers 2018), mais les quelques exemples de recherches longitudinales ont mis en évidence la façon dont certains facteurs clés peuvent affecter de manière critique la gouvernance des gangs. L’un de ceux-ci est le trafic de drogue, par exemple, et plus particulièrement la « pénétration » de la drogue dans les quartiers pauvres au sein desquels opèrent les gangs. Ceci peut avoir un effet transformateur et même institutionnalisant sur les gangs, du fait des flux économiques plus importants et des guerres de territoire pour la vente de drogue au détail, et aussi en renforçant les liens entre les gangs et la criminalité organisée. Au Nicaragua, par exemple, la pénétration de la drogue a détourné les activités des gangs locaux de tout sens de service communautaire, d’aide sociale ou d’autodéfense pour les orienter vers des formes plus prédatrices d’interaction avec leurs communautés locales (voir Rodgers 2021 ; Rocha 2019). En termes juridiques, cela implique l’équivalent d’un changement du régime légal, pourrait-on dire.

Notre propos s’inscrit ici dans une démarche d’anthropologie politique pragmatique (ou une pragmatique du politique - voir Naepels 2011) de la loi dans les sociétés criminelles. Il ne s’agit pas de proposer une théorie générale de « la loi » dans ces univers mais de déplacer l’examen de la question de la loi - de la définition de ce que la loi est, de la description des typologies de la loi ou de ses formes - vers le domaine de l’action et de la pratique - soit vers la description de ce que la loi fait et la façon dont les individus s’en emparent comme discours et pratiques. Il s’agit de se demander comment la loi s’exerce, se pense et se construit en décrivant par exemple les systèmes de différenciation mis en place par les individus, leurs objectifs dans l’usage de la loi ou les moyens d’exercer le pouvoir à travers ou par elle. Ainsi, comme l’indique Fernanda Pirie (2013, 23), si le concept de loi est large et indéterminé, si les exemples collectés par les anthropologues n’ont guère plus qu’un air de famille les uns avec les autres, il reste important en tant que concept. Une anthropologie qui s’intéresse à la loi doit s’y intéresser en tant que forme sociale, ainsi qu’aux idées qu’elle véhicule et qui lui donnent sens. Il s’agit alors de décrire, plus que de prescrire. Pour cela, nous avons réunis une série de six ethnographies qui décrivent, dans leur contexte, la vie sociale de la loi dans autant de sociétés criminelles.

Ce que nous apprennent les hors-la-loi

La loi des hors-la-loi présentée dans les six articles de ce numéro spécial recoupe ainsi une grande variété de situations et de processus dont nous tenterons maintenant de clarifier certains contours autour de quatre axes conceptuels, formulés et illustrés à partir des articles composant ce numéro. Ceux-ci sont la loi comme régulation, la loi comme production de sens, la loi comme processus historique, et finalement, la relation entre la loi et l’État.

1) La loi comme régulation

Comme a pu le montrer la littérature classique en anthropologie, une des fonctions essentielles de la Loi étatique est de réguler les conflits. C’est aussi le cas dans le contexte de la loi des hors-la-loi, comme le montre Randol Contreras à propos de la loi de la Eme, la mafia mexicaine qui a pris contrôle du système pénitentiaire californien. C’est en effet ce groupe qui régit, contrôle mais aussi règle la vie des prisonniers, du moins latinos, des prisons en Californie, à travers son code de loi. Celui-ci est associé à l’usage de la force et de la violence, mais la présence de la Eme est accompagnée d’une réduction des violences meurtrières entre détenus au point de rendre les prisons californiennes plus sûr pour ses prisonniers. Selon Contreras, le gang a su imposer une organisation hiérarchique et des règles à l’ensemble des prisonniers, afin d’ordonner la vie courante. De la même façon, des règles internes à l’organisation sont utilisées par le National Union of Road Transport Workers (NURTW), le syndicat des transports nigérians, pour contrôler mais aussi organiser le trafic routier et ses acteurs, qu’a étudié Laurent Fourchard. Celui-ci montre comment ces règles internes servent à discipliner les conducteurs et agbero - le personnel employé dans les gares routières - mais aussi les membres du syndicat. Dans ce sens, la loi a en effet ce premier rôle de régulation des conflits et d’organisation de la vie courante, qu’il s’agisse d’un espace aussi restreint que l’espace confinés d’une cellule de prison, ou d’une gare.

Mais la loi a aussi une fonction de tri social, puisqu’elle permet de définir qui est pris comme objet de régulation. C’est ce que Marit Melhuus (2012) souligne à travers son concept de “sorting society”, soit l’utilisation de la loi pour classer les personnes dans des catégories d’appartenance. Ce point est particulièrement saillant chez Maroussia Ferry à propos des kurdebis de Géorgie et de leur « loi des voleurs ». En effet, le groupe semble alors définit par l’existence de cette loi interne, un corpus d’une vingtaine d’obligations et d’interdits non écrits mais relativement stable datant des goulags staliniens des années 1930. Dès lors, il existe un en-dehors et un en-dedans de la loi des voleurs qui permet de tracer des frontières (morales en partie dans le cas des voleurs). Cette fonction de tri social est aussi présente chez Martin Lamotte, dans une version plus exclusive, où une partie des Ñetas, le gang new yorkais qu’il étudie, fait usage de sa loi interne afin d’exclure une faction opposée et de les déclarer, à la suite d’un « procès », persona non grata. C’est enfin aussi le cas dans le Paris de 1900 que nous décrit Jérôme Beauchez, mais d’une manière différente des trois exemples précédents, dans la mesure où il est dit des « Apaches » - des groupes urbains indéterminés mais d’origine ouvrière - qu’ils sont « sans foi ni loi », donc altérisés par rapport à la Loi étatique, et rejetés à ce titre en-dehors ou à la marge d’une société Parisienne en pleine mutation socio-économique.

Enfin, la loi a pour usage de réguler les subjectivités. En effet, la loi peut fonctionner comme logique de régulation intime, contrôlant et façonnant les identités. C’est ce que montre Martin Lamotte à propos des Ñetas qui, à travers un processus d’initiation et un travail d’herméneutique sur la loi, sont amenés à faire de la règle leur forme de vie, c’est-à-dire à calquer leur vie sur la règle. Tout ce travail intime vise à modifier leur subjectivité. Dans un tout autre exemple, c’est aussi le cas du cas amené par Randol Contreras, en miroir cette fois-ci, puisque que l’opposition à la loi de la Eme amène les membres du gang des Maravillas à définir de nouvelles valeurs morales et des subjectivités, en résistance. Ainsi, comme le note Thomas Biolsi (1995), la loi est un mode central par lequel les structures de pouvoir peuvent atteindre le niveau le plus intime de l’individu, et définir la façon dont les gens se voient eux-mêmes et leurs possibilités de vie. En ce sens, il peut être dit de la loi qu’elle est restrictive. Cependant, les textes de Fourchard ou de Contreras décrivent aussi des formes d’agentivité vis-à-vis des lois appliquées sur les individus, ce qui permet de nuancer le caractère trop écrasant de ces analyses sur la loi. C’est aussi ce qui ressort aussi dans la recherche de Chelsey Kivland, et en particulier sur la relation entre les baz et les gangs à Haïti, et la manière dont les premiers Haïti. En effet, les baz, organisations informelles plus communautaires que criminelles, reprennent certaines pratiques des deuxièmes gangs afin de les démystifier et les neutraliser.

2) La loi comme production de sens

Mais la loi est aussi un discours et une technique qui produit du sens. C’est un système de significations et d’interprétations qui façonne le monde et la communauté. Ce trait est particulièrement saillant pour les kurdebis, les soi-disant « voleurs dans la loi » de Géorgie qui se sont organisés selon un code et une certaine éthique pour faire face aux transformations drastiques qu’ils ont subi dans la période entre l’avènement et la chute de l’URSS. À ce titre, les « voleurs dans la loi » ont mis en place une « culture juridique », pour reprendre les termes de Ferry, qui donne sens à leur existence, même lorsque la loi de l’État Georgien s’attaque directement à eux et leurs codes. À ce titre, il est intéressant de noter que si la loi des « voleurs dans la loi » ne s’applique pas directement à leur épouse ou fille, ces dernières y sont intrinsèquement liées (qu’elles la défendent ou la critiquent). Mais, si elles le sont, elles restent en position de marginalité vis-à-vis de cette caste élitaire que sont les kurdebis, renvoyées au statut qu’impose leur genre dans une société géorgienne fragmentée par cette ligne de fracture. Ainsi, dans ce cas précis, le droit reproduit et renforce des distinctions sociales qui existent dans la société plus générale. Ce rôle de signifiant de la loi est aussi visible chez les Ñetas, dont l’acte d’écriture ou plutôt la collecte des règles fait communauté et est, en partie, constituante de leur association. De la même façon, appartenir à la Eme c’est en observer les règles, comme ont pu en faire l’expérience tragique les membres des Maravillas qui s’y sont opposés. À la nature excluante de la loi s’ajoute donc celle inclusive, c’est-à-dire formatrice de la communauté.

À ce propos, Mark Goodale (2017) note le lien crucial entre la loi et le mythe. À bien des égards, les Ñetas réécrivent leur mythe d’origine, celui de leur père fondateur emprisonné à Porto Rico, d’où seraient tirées leurs 25 règles, quand ils inscrivent, mobilisent et font usage de la loi. De la même façon, les kurdebis Géorgiens font référence à leur passé dans les goulags staliniens et à la préexistence de leurs règles à celles de l’État auquel ils s’opposent. Il y a quelque chose de l’ordre de la construction de la communauté, au travers du mythe des origines, de la tradition et des ancêtres, qui est réifiée et mobilisée dans la loi. D’une autre manière, la loi est aussi un discours sur la vérité, qu’elle soit morale, sociale ou politique. C’est en ce sens qu’est mobilisée la loi chez les Ñetas, mais aussi au sein de la société bourgeoise française du début du XXe siècle quand il s’agit de dire qui sont les Apaches. Elle peut aussi produire une « distorsion de réalité » (De Sousa Santos 1987), quand elle est utilisée par la NURTW au Nigéria afin de donner une impression de légalité dans un contexte de suspension de la loi étatique. Ainsi, comme l’indique Merry (2006), la loi est alors productrice de technologies de savoir produisant une vérité. Ou, comme le met en avant Barkun (1968), la loi fournit une sorte de grammaire symbolique à partir de laquelle la réalité peut être construite. La loi, suggérait Clifford Geertz (1983), propose une manière distincte d’imaginer le réel et une vision de la communauté. Elle permet à une communauté de créer du sens, et n’est pas simplement la réflexion de normes sociales partagées. De ce fait, la loi fournit bien plus que des modes de régulation de conflit. Il peut être dit qu’elle est générative de sens.

3) Historiciser la loi

Si la loi est un discours et une forme d’histoire, il convient d’en historiciser l’usage par les groupes sociaux étudiés ici. C’est particulièrement crucial lorsqu’il s’agit de contextes où l’analyse rapide viserait à opposer un État absent ou déliquescent à des groupes criminels exerçant une forme de gouvernance informelle, comme dans les prisons d’Amérique du Sud ou dans certains pays africains. Ainsi, comme le montre le cas développé par Fourchard, le risque de ces analyses, au-delà de la question factuelle, est de transformer un processus historique ou des situations spécifiques en une essence ontologique, et d’aplatir la réalité du pouvoir. En effet, tous les articles de ce numéro montrent la centralité du pouvoir dans la loi et l’importance d’en décrire les multiples traces par l’ethnographie. À ce titre, une approche de la loi en termes de production de sens ne doit pas nous faire oublier la centralité du pouvoir dans ce processus. La loi a autant à voir avec la répression qu’avec l’imagination. Ainsi, l’histoire qu’en font les kurdebis, et de manière plus général les Géorgiens qui gravitent autour, doit être critiquée ou du moins contextualisée pour comprendre sur quel ressort mythifiant repose la loi des « voleurs dans la loi » et comment cette construction historique procure autorité. La loi est un système puissant d’auto-validation. La loi est donc assurément liée aux relations de pouvoir à bien des égards : que ce soit parce qu’elle est le produit de classes (Beauchez) ou de hiérarchies sociales (Fourchard) ; que ce soit parce que son application ou son invocation est affectée par le contexte social (Lamotte, Ferry, Kivland) ; ou parce que la loi elle-même et la façon dont elle est appliquée représente une forme de pouvoir (Contreras).

4) La loi contre l’État

Les articles de ce numéro présentent des agencements particuliers entre les hors la loi et l’État, ce qui a des impacts sur la façon dont la loi criminelle est prise en compte, négociée ou en compétition avec celle des États. Cependant, pour la plupart, la loi des hors-la-loi se construit contre l’État, dans les deux sens du terme. Elle peut se construire ou exister dans un conflit de légitimité avec l’État, comme la loi des voleurs géorgien qui entre en compétition avec l’État géorgien. Dans ce cas, tous les discours autour de la loi des kurdebis visent à créditer ou discréditer cette dernière en référence aux manquements ou non de l’État. Mais exister contre c’est aussi exister en relation avec l’État, en co-construction, lorsque la loi criminelle s’appuie contre celle des États ou en négociation avec celle-ci. C’est le cas de la loi de la NURTW qui s’appuie et encadre la corruption policière et le besoin de l’État, tout en suspendant la Loi étatique pour exister. Ainsi, comme l’indique Fourchard, la loi des hors-la-loi est, dans ce cas, co-produite quotidiennement par la NURTW et les institutions étatiques. Elle sert alors autant à réguler les acteurs de la route qu’elle tente de les protéger de la corruption policière en l’encadrant.

C’est aussi le cas de la loi de la Eme qui s’inscrit dans un cadre de co-gouvernance et de co-construction avec le système pénitentiaire (voir Weegels 2018). À ce titre, Contreras décrit la façon dont l’État californien accepte d’une certaine manière une situation de co-gouvernance de ses prisons. Mais, la négociation peut se faire multipartite puisque l’opposition du gang des Maravillas à la loi de la Eme montre comment la négociation au sein du système carcéral repose aussi sur l’acceptation du suivi des codes de la Eme par les prisonniers qui n’en sont pas membres. Ainsi, ici aussi, il s’agit de multiples négociations qui ont lieux quotidiennement, impliquant deux institutions, la Eme et l’administration carcérale, et les prisonniers. Ces derniers ne sont alors plus uniquement les clients d’un système légal pluriel, ils en sont aussi les coproducteurs.

À ce titre, un des éléments qui ressort de ces articles est la perméabilité et la transversalité de la loi, puisque dans plusieurs des cas présentés ici, la loi déborde de son cadre d’origine, le groupe criminel, pour s’appliquer à d’autres contextes. C’est le cas précisément dans la façon dont la loi de la Eme est appliquée et exercée en dehors de la prison, dans les rues californiennes pour contenir et contrôler entre autres le commerce de drogue. C’est le cas aussi dans l’exemple géorgien dans la mesure où elle s’applique à des non-kurdebis ou qu’elle est discutée par des femmes de kurdebis. Mais c’est aussi spectaculairement le cas au Nigéria où la loi de la NURTW en vient à être appliqué de connivence avec l’État, dans une forme de co-production et qu’elle s’exerce par le travail policier. De manière similaire, c’est aussi le cas en Haïti, où les baz, les gangs, l’État haïtien, mais aussi l’État américain, et plus spécifiquement son régime de déportation, s’impactent les uns les autres, forçant des changement constants - d’ordre, de relations, de compréhension, de pratiques sociales. Il est possible de lire dans les articles de ce numéro spécial comment la loi des hors-la-loi se construit contre, influence ou s’impose à la Loi étatique par exemple. Plus encore, dans le cadre nigérien, il n’y a pas de nette séparation entre l’une ou l’autre. Vu ainsi, l’idée de systèmes juridiques existant de manière indépendante dans un pluralisme juridique est clairement à nuancer.

Réflexions finales

Penser la question de la loi, de l’ordre, de la coexistence et des superpositions entre lois criminelles et Loi étatique permet de décentrer l’approche anthropologique de la loi, en produisant tout une série de nuances. Celles-ci sont souvent très différentes en fonction des traditions d’anthropologie juridique au sein desquelles opèrent les chercheure^s ; les traditions anglo-saxonne et francophone se basent sur différentes références, et offrent des perspectives épistémo-ontologique distinctes. C’est justement ce qu’illustrent les articles de ce numéro, qui montrent comment la production de sens peut s’accompagner de techniques de régulation des conflits variées et de renouvellement constant des positions de pouvoir au sein d’un contexte spécifique. Les contributions décrivent aussi les diverses formes de négociations, de compétition et de concurrence entre les différentes lois et situations qui sont, en parallèle ou en même temps, marquées par des dynamiques de co-production de sens, d’ordre et de légalité. Les articles de ce numéro montrent ainsi la façon dont des lois, élaborées dans le cadre particulier et restreint de groupes criminels, peuvent être à la fois perméables et adaptées aux communautés qui entourent ces derniers, voir mobilisées par les États eux-mêmes. Ceci étant dit, alors qu’on pourrait se dire que la loi vu de ce point de vue est un phénomène qui apporte une certaine forme de stabilité - quelque chose qui semble être une perspective partagée des traditions d’anthropologie juridique anglo-saxonne et francophone - les articles de ce numéro, quelle que soit leur origine intellectuelle, montrent tous qu’au contraire qu’il peut aussi exister en même temps une certaine fébrilité, une instabilité, et une continuité de formes de violence, de pouvoir et de domination qui sont souvent indépendante des systèmes juridiques et des lois qu’elles contribuent à mettre en place. Ceci est le cas que ce soit par rapport à des groupes « hors-la-loi » que des structures étatiques, suggérant que l’optique de « la loi du hors-la-loi » mis en avant dans ce numéro spécial constitue une piste potentiellement fructueuse de collaboration franco-anglo-saxonne afin de repenser plus largement ce qu’est la loi.

Remerciements

Nous remercions les éditeure^s de la Revue Suisse d’Anthropologie Sociale et Culturelle pour leurs commentaires et relectures attentives des versions préliminaires de cette Introduction. Une partie de la recherche pour cet article ainsi que l’édition de ce numéro spécial ont été soutenues par le Conseil européen de la recherche dans le cadre du programme de recherche et d’innovation Horizon 2020 de l’Union européenne (convention de subvention n° 787935)

Auteurs

Martin Lamotte est anthropologue, chargé de recherche au CNRS et attaché au laboratoire Cités, Territoires, Environnement, Sociétés (CITERES-UMR 7324), à Tours, France. Ses travaux portent sur les circulations globales d’un gang, les Ñetas, entre les États-Unis, l’Amérique du Sud et l’Europe. martin.lamotte@cnrs.fr

Dennis Rodgers est professeur de recherche en anthropologie et sociologie dans le Centre sur le conflit, le développement et le maintien de la paix (CCDP) à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) de Genève, Suisse. Ses recherches portent sur les questions liées à la violence urbaine en Amérique Latine (Nicaragua, Argentine), en Asie (Inde), et en Europe (France), dont principalement le phénomène des gangs. dennis.rodgers@graduateinstitute.ch

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