Cet article explore l’apport essentiel d’une approche réflexive dans la conduite d’une ethnographie en milieux numériques, afin de révéler comment les relations de pouvoir s’articulent avec les pratiques numériques. Mon travail de terrain, réalisé entre 2021 et 2022 parmi de jeunes Afghan·e·s dans le système d’asile suisse, examine comment les statuts juridiques précaires, tels que les permis temporaires, influencent les pratiques numériques et l’usage des technologies de l’information et de la communication (TIC). En analysant de manière collaborative avec les participant·e·s les contenus et interactions en ligne, on perçoit l’articulation des dynamiques d’autonomisation et les mécanismes de surveillance à des échelles transnationales. La diversité des contenus médiatiques partagés est façonnée par la sensibilité des jeunes à leurs publics, leur statut précaire, et les dynamiques sociopolitiques, qui sont impactées par la détérioration de la situation en Afghanistan depuis août 2021, ainsi que la méfiance institutionnelle et leurs contraintes économiques en Suisse.
This article presents the essential input of reflexivity for conducting ethnographic research in digital contexts to highlight how power relations are articulated with digital practices. Drawing on fieldwork conducted between 2021 and 2022 among young Afghans in the Swiss asylum system, this paper examines how precarious legal statuses, such as those associated with temporary permits, shape digital practices and uses of Information and communications technology (ICT). By analysing online content and digital interactions collaboratively with my research participants, the study highlights how empowerment and surveillance mechanisms intertwine at transnational scales that contextualise digital practices. The diversity of shared media content is shaped by young people’s attunement to their audiences, their own precarious status, and sociopolitical dynamics, which, for this population, are impacted by the deterioration of the situation in Afghanistan since August 2021, as well as by institutional mistrust and the economic constraints they face in Switzerland.
L’écouteur sans fil ne quitte presque jamais Farzanah1. Cette imitation d’AirPods, semblable à une perle nichée sur son oreille est presque toujours présente. Par un après-midi d’automne 2021, comme à notre habitude, nous nous retrouvons à la gare centrale de la ville suisse où nous habitons toutes les deux. Notre poignée de main et notre embrassade sont entremêlées de salutations en persan2, alors qu’elle poursuit son échange via son écouteur. Elle est en ligne avec sa sœur ainée à Mazar-el-Sharif, en Afghanistan, à l’autre bout d’un appel WhatsApp. En raccrochant, Farzanah confirme ce que j’avais deviné en écoutant leur discussion. Elle me confie que l’image que ses proches se font de sa vie en Suisse – un pays d’asile idyllique aux paysages verdoyants, fertiles à un avenir sans entraves – ne reflète que vaguement son quotidien. Farzanah rencontre des difficultés pour dénicher un emploi et réussir son «intégration», notamment en raison de son permis temporaire.
Comme d’autres jeunes Afghan·e·s que j’ai rencontré·e·s lors de mon travail de terrain en Suisse auprès de personnes demandeuses d’asile et réfugiées, Farzanah attache une grande importance à rester connectée avec ses proches, principalement à travers des conversations et des échanges de contenus multimédias. L’écouteur reflète son souci d’être toujours joignable. Toutefois, elle ajuste le contenu de ses récits et ses photos sur les réseaux sociaux en fonction de ses interlocuteur·ice·s : certaines informations sont réservées à sa sœur, d’autres à sa mère, et d’autres encore à ses connaissances en Suisse, comme moi.
Cette vignette illustre l’importance des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans le maintien du lien à distance et met en lumière l’entrelacement des contextes «en ligne» et «hors ligne» dans la vie quotidienne de Farzanah. Les récits qu’elle produit se révèlent parfois complémentaires, parfois divergents. L’anthropologie des pratiques numériques nécessite que la recherche soit attentive aux particularités qu’impliquent les TIC pour certain·e·s usager·ère·s dans des contextes spécifiques (Coleman 2010). Le fait migratoire parmi des personnes en situation de précarité (réfugié·e·s, exilé·e·s sans papiers exposé·e·s à une possible déportation) met en exergue que l’usage des TIC est intrinsèquement lié à des processus d’autonomisation, de contrôle et de surveillance (Nedelcu et Soysüren 2022). Comment, alors, situer les usages des TIC dans l’expérience des jeunes réfugié·e·s Afghan·e·s en Suisse, en tenant compte de ces dynamiques ambivalentes ? Dans quelle mesure l’ethnographie en contextes numériques contribue-t-elle à renforcer ces dynamiques ou, au contraire, à les subvertir ?
Pour mener à bien cette recherche, j’ai analysé, en collaboration avec mes interlocuteur·ice·s, leurs pratiques numériques ainsi que les contenus en ligne durant mon travail de terrain en Suisse entre 2021 et 20223. Cette démarche m’a permis d’articuler mes observations des réseaux sociaux et mes observations participantes en face à face, mettant en lumière la continuité des interactions «en ligne» et «hors ligne» (Hine 2015). Afin de saisir l’ambiguïté inhérente aux TIC qui participent simultanément à des processus d’autonomisation et de surveillance, je soutiens que la réflexivité en milieux numériques constitue un outil ethnographique essentiel. Elle implique notamment de prendre en compte les échelles d’analyse pertinentes du point de vue des participant·e·s, afin de mieux situer les rapports de pouvoir et contextualiser les usages.
Pour illustrer mon propos, je m’appuie sur l’ethnographie menée auprès de Farzanah, Mohammad et Ali, trois jeunes originaires d’Afghanistan4 ayant grandi dans des milieux de classe moyenne. Âgé·e·s d’une vingtaine d’années, ces jeunes vivent en Suisse avec un permis temporaire F depuis deux à quatre ans. Une difficulté essentielle pour les jeunes migrant·e·s Afghan·e·s en Europe est de «réussir leur migration» (being a successful migrant) (Scaletta-ris et al. 2021 [2019]). Les aspirations et décisions de beaucoup de jeunes sont façonnées par une économie morale de la migration, qui articule solidarité familiale et pression individuelle à réussir, dans un contexte marqué par la concurrence et la quête de reconnaissance (Scalettaris et al. 2021 [2019], 1).
Compte tenu de l’ampleur de ce sujet, je ne peux approfondir certaines dimensions importantes, telles que la réalité hétérogène des «migrant·e·s Afghan·e·s», les littératies et langues utilisées, le rôle du genre et de la génération ou encore celui des espaces «privés» et «publiques». Mon analyse se concentre sur la manière dont les précarités à différentes échelles jouent un rôle dans les usages des TIC ; en particulier en ce qui concerne les paradoxes associés au permis temporaire (Bertrand 2020). La gestion des liens familiaux transnationaux et de l’injonction à «l’intégration» offre une clé pour comprendre les dynamiques d’autonomisation et les mécanismes de surveillance auxquels les usager·ère·s répondent.
La situation de Farzanah, mise au bénéfice d’un «permis F étranger5» depuis deux ans, illustre les tensions de la protection temporaire. Ce permis, octroyé à plus de 80% des Afghan·e·s ayant obtenu une admission (statut de réfugié·e ou admission provisoire) en Suisse lors de mon enquête en 2022 (SEM 2022)6, révèle des contradictions profondes. Le secrétaire d’État aux migrations (SEM) ordonne la décision de ce permis de résidence lorsque la demande d’asile est rejetée mais que l’exécution du renvoi vers le pays d’origine est impossible, illicite ou qu’elle ne peut être raisonnablement exigée (SEM 2019). Il couvre une durée de douze mois et peut être renouvelé. Cependant, ce permis dit «provisoire » contraste avec la durée réelle des séjours de celles et ceux qui en sont doté·e·s car la moitié des personnes avec des permis F vivaient en Suisse depuis plus de sept ans en 2015 (ODAE 2015). Il existe des critères d’intégration à remplir pour demander un permis plus stable ; l’acquisition d’une langue nationale, d’un travail, d’une indépendance financière et donc de la sortie de l’aide sociale, pour qu’après cinq ans, une demande de permis plus stable (permis B) puisse être déposée (SEM 2019).
Bien que les titulaires de permis F soient encouragé·e·s à «s’intégrer» dans l’espoir d’obtenir un permis de séjour stable, ces personnes se heurtent à des obstacles découlant notamment de la méfiance institutionnelle et des contraintes économiques. Ces obstacles sont en grande partie liés aux limitations réglementaires de ces permis provisoires, qui entravent la participation économique et sociale des personnes concernées (ODAE 2015).
Par exemple, les employeurs hésitent souvent à embaucher des titulaires de permis F, ce qui limite leur accès à l’emploi. D’autres restrictions touchent la mobilité, tant à l’intérieur de la Suisse qu’au-delà de ses frontières, le regroupement familial, l’accès à la formation et le recours à l’aide sociale (ODAE 2015). Ces limitations s’inscrivent dans un cadre politique marqué par une méfiance à l’égard des immigré·e·s, une tendance qui s’est renforcée depuis les années 1980 avec la politisation de la question migratoire. La «lutte contre les abus» (Miaz 2020) qui figure parmi les objectifs principaux avancés lors des révisions de la politique suisse d’asile7 met en avant le danger que représentent celles et ceux qui fraudent le système de l’asile (Miaz 2020, 193). Ce régime de suspicion caractéristique de la gouvernance migratoire se retrouve au niveau individuel/affectif (dans les institutions) ainsi qu’au niveau structurel/ matériel (technologies aux frontières) (Borrelli et al. 2022). Les mesures politiques visent ainsi à produire un effet dissuasif en réduisant «l’attractivité» du pays afin de diminuer les demandes à traiter (Bertrand 2020, 44).
La notion «d’intégration» montre dès lors des divergences entre ses dimensions juridiques et pratiques. L’absence d’intégration des requérant·e·s d’asile dans le tissu social helvétique durant la durée de la prise de décision vise à faciliter leur renvoi éventuel (Parini 1997, 64). Par ailleurs, la croissance des titres de séjours n’offrant qu’une protection temporaire complique aussi l’intégration (Piguet 2017, 86, 103). En termes des critères du «degré d’intégration» des personnes d’origine étrangère, les textes législatifs reviennent sur les critères du respect de la loi, de la connaissance de la langue et de la volonté de participation au marché du travail (Bertrand 2020, 64). Si les ressources et la débrouillardise des exilé·e·s contribuent à l’intégration, c’est surtout le statut juridique, par sa présence ou son absence, qui constitue «une des clefs de voûte de l’insertion ou de la précarisation, voire de l’exclusion» (Bolzman 2001, 136). Concernant le permis F, un tribunal bernois a jugé en 2022 que le faible montant de l’aide sociale accordé aux titulaires de ce permis constituait un obstacle à leur intégration, alors même que celle-ci est paradoxalement exigée (CSIAS 2023, 5).
Une ethnographie réflexive en milieux numériques prend en compte ces enjeux posés par le statut précaire et leur impact sur les usages des TIC. La méfiance institutionnelle envers les requérant·e·s d’asile se matérialise par des obstacles réglementaires et économiques dans le domaine des TIC. Par exemple, les titulaires de permis temporaires tels que les permis F et N8 font face à des restrictions, notamment en ce qui concerne l’accès aux abonnements mobiles, souvent limité ou conditionné par leur statut administratif. Au moment de l’étude, les trois principaux opérateurs de télécommunication mobile suisses posaient des conditions spécifiques aux titulaires de ces permis afin de s’assurer de la solvabilité de leurs client·e·s. Il s’agissait d’une lourde caution ou du paiement d’un certain nombre de mois d’abonnement mensuel en avance. Cela avait fait l’objet d’une interpellation au Parlement en 2017 soulignant les obstacles pour les personnes issues de l’asile à la téléphonie (Bulletin officiel 2017). Des tarifs solidaires ne sont pas envisagés pour les personnes détentrices de ce type de permis. Pourtant, cela n’est pas le cas pour tous les permis temporaires. Suite à l’éclatement du conflit en Ukraine, la Suisse a activé le statut de protection S pour les Ukrainien·ne·s. Ce permis temporaire vise à «soutenir les personnes concernées dans leur intégration, notamment sur le marché du travail et dans la formation» (SEM 2024). Ce permis donne aussi accès à des tarifs solidaires et services gratuits en matière de télécommunication (Swisscom 2023).
En pratique, l’intégration est une construction, elle «n’est pas un état de fait scientifiquement exact, cautionné par la loi, mais constitue la somme de processus vivants, mis en œuvre, régulés, entravés, agis et vécus, subis ou soufferts » (Di Donato et al. 2020, 16). On voit en effet que faciliter l’accès aux TIC pour les personnes en situation de précarité peut réduire certaines de ces entraves. Ainsi, le paradoxe des permis F permet de contextualiser comment Farzanah, Mohammad et Ali adaptent leurs usages des TIC, ce que j’explore dans ce qui suit.
Lors de notre rencontre à la gare, Farzanah me lance : «Kâr kheili dârim !» («Nous avons beaucoup de travail !»). Ce lieu, un point central de télécommunication, est notre rendez-vous habituel. Nous nous rendons à une boutique de téléphonie mobile pour demander un nouveau plan de paiement mensuel pour des AirPods originaux, qu’elle juge indispensables pour rester connectée de manière optimale, mais qu’elle ne peut se permettre de payer qu’en plusieurs fois. Je traduis sa demande au vendeur. Elle a également souscrit à un forfait internet à paiement anticipé, car le wifi dans sa résidence pour migrant·e·s est instable. Ces frais représentent près de 80 francs par mois (50 francs pour le mobile et 30 francs pour les données), une somme importante alors que son aide sociale, liée à son permis temporaire, s’élève à environ 370 francs suisses mensuels. Cette situation illustre le paradoxe suivant, plus large : une personne étrangère est sommée de s’intégrer, mais son intégration est entravée à cause de la précarité et de la méfiance dont elle fait l’objet.
Comme Farzanah, Mohammad, un jeune homme originaire de Kabul, doit gérer de nombreuses démarches administratives auxquelles nous tentons de répondre ensemble. Mohammad a obtenu un permis temporaire en Suisse après y avoir déposé une demande d’asile en 2019. Durant sa première année, il ne pouvait souscrire à un abonnement de téléphonie mobile à cause de son permis temporaire et ne disposait pas de ressources nécessaires pour s’acheter une carte prépayée avec des données internet en quantité suffisante. Il résidait dans un foyer dépourvu d’un wifi stable, alors il a trouvé des équipements publics pour pallier ces manques. Il a appris à repérer les lieux dans la ville mettant à disposition un réseau wifi gratuit, comme les gares ou les centres commerciaux, et à identifier les points où le débit était plus ou moins fiable.
Ces pratiques, m’explique Mohammad lors d’une promenade en ville, sont similaires à celles qu’il a développées pendant sa trajectoire migratoire, notamment durant les deux années passées dans un camp de réfugié·e sur une île grecque. Bien que l’usage du wifi public expose ses connexions à des vulnérabilités, cette accessibilité offre plus d’autonomie. Dans ce contexte, les contraintes liées à sa précarité, qui motivent ses déplacements pour accéder à Internet, expliquent le rythme intermittent de sa présence «en ligne». Ce constat souligne comment les conditions matérielles précaires et les barrières structurelles façonnent les spatialités et temporalités de sa présence «en ligne».
Mes observations auprès de jeunes Afghan·e·s en Suisse confronté·e·s aux paradoxes du permis F montrent aussi que l’accès aux TIC favorisent «l’intégration» lorsqu’elle est comprise comme une manière de réduire les obstacles et gagner en autonomie. Cet accès permet aux individus de mobiliser leurs propres réseaux pour répondre aux défis identifiés dans leur quotidien. Dans cette perspective, les études transnationales des TIC soulignent l’importance des liens transnationaux continus que les personnes migrantes entretiennent avec leurs sociétés d’origine et la manière dont ces liens influencent leurs expériences dans leur société d’accueil, au-delà des liens étroits de fratrie ou d’ethnie (Glick Schiller et al. 1995 ; Dahinden 2005). L’expansion des TIC cimente les groupes transnationaux et favorise la co présence dans les relations familiales (Diminescu 2008 ; Madianou et Miller 2011). Toutefois, ces mêmes outils, tout en facilitant la création de réseaux de soutien, sont également des canaux de négociation des relations sociale, à l’instar de plus anciens moyens de communication à distance (Mahler 2001). Ces dimensions ambivalentes de l’usage des TIC sont abordées dans la prochaine section.
Parmi mes interlocuteur·ice·s, les plateformes en ligne sont largement consultées et circulent fréquemment comme sources de référence pour éclaircir les questions quotidiennes, notamment administratives, en Suisse. Sur ces plateformes publiques que nous visitons avec Farzanah, les administrateur·ice·s postent plusieurs publications par jour circulant des nouvelles suisses traduites de l’allemand ou du français vers le persan. Farzanah et d’autres followers persanophones commentaient les postes et les questions réponses. Lorsque le Parlement suisse a débattu des conditions pour octroyer exceptionnellement un permis de voyage aux personnes détenant un permis provisoire, à part le bouche à oreille et le soutien du personnel de l’assistance sociale souvent débordé, ces groupes sur Instagram et Facebook destinés aux Afghan·e·s et persanophones habitant en Suisse sont devenus des plateformes alternatives de débrouillardise, permettant de surmonter les obstacles liés à l’accès et à la compréhension des informations officielles. Ali, un jeune Afghan résidant en Suisse alémanique, est administrateur d’un groupe en ligne populaire destiné à la communauté Afghane en Suisse, où il partage régulièrement des photos attrayantes et des descriptifs plaisants sur les coutumes helvétiques. Contrairement au groupe précédent que j’ai visité avec Farzanah, il poste peu de contenu lié aux démarches politiques et administratives. Lors d’un entretien, il m’explique que son objectif est de distraire ses followers de leurs soucis quotidiens. Il ajoute que son statut temporaire ne lui permet pas d’adopter un ton plus critique concernant les restrictions qu’il subit, tout comme une part importante des personnes issues de l’asile qui suivent sa page. Cet échange m’invite à dépasser une simple analyse des contenus publiés en ligne pour les considérer en relation avec les rapports sociopolitiques «hors ligne» et les contraintes structurelles qui façonnent leur production.
La littérature a présenté que les productions culturelles en ligne forgent les imaginaires à l’échelle transnationale, en diffusant les espoirs et désillusions des personnes migrantes en Europe (Souiah et al. 2018). Les travaux de Bolzman et al. (2017) sur les projets migratoires des migrant·e·s d’Afrique de l’Ouest en Europe montrent que les personnes vivant dans l’incertitude «communiquent rarement leurs difficultés et souffrances à ceux restés au pays» et se trouvent tourmentées par des sentiments de honte et de culpabilité (2017, 129). Dans ce contexte, la réflexivité en milieux numérique lors d’une recherche ethnographique nous invite à analyser ces pratiques à différentes échelles pour mieux les contextualiser. Par exemple, la détérioration de la situation en Afghanistan, exacerbée par le retrait soudain des troupes américaines et la prise du pouvoir par les Talibans en août 2021, a accru la pression ressentie par mes interlocuteur·ice·s à réussir leur migration. Les pratiques de connectivité sont en outre fragilisées par des infrastructures défaillantes et une situation politique délicate. Face à ces conditions difficiles, les stratégies de communication varient. Mohammad et Ali, par exemple, choisissent de limiter les discussions sur leurs défis en Suisse lorsqu’ils s’adressent à leur famille en Afghanistan. En revanche, Farzanah partage davantage ces aspects de sa vie avec sa sœur aînée. Ces exemples illustrent l’adaptabilité des pratiques de communication face aux infrastructures et situations politiques délicates.
Dans le cas de plusieurs interlocuteur·ice·s, la retenue à parler ouvertement ou non avec ses proches à distance ne s’explique pas uniquement par la volonté de les protéger d’une inquiétude supplémentaire. Elle est également façonnée par d’autres facteurs, tels que la crainte que leurs récits soient interceptés et mal interprétés. Cette retenue reflète les risques de surveillance perçus à plusieurs échelles. D’une part, certaines personnes craignent que les autorités suisses interceptent certaines communications et les interprètent de manière défavorable, potentiellement comme étant contradictoires avec un processus «d’intégration». D’autre part, elles redoutent que des individus mal intentionnés en Afghanistan ou ailleurs, voyant leurs réussites migratoires sur les réseaux comme une opportunité, exploitent ces informations comme une source de revenus. Ainsi, le souci de protection et la méfiance à différentes échelles encadrent ces pratiques numériques dans ce contexte migratoire précaire.
Quel rôle joue l’ethnographie elle-même dans ces dynamiques ? Les représentations et les actions de l’anthropologue peuvent contribuer à renforcer ou à subvertir les dynamiques sociales, comme le souligne Alessandro Monsutti. La rencontre ethnographique «oscill(e) entre le don de soi et l’usage de l’autre» (2007, 25). Dans mon travail de terrain, cette dynamique s’est amplifiée par l’utilisation des TIC, notamment en accompagnant mes interlocuteur·ice·s à leurs rendez-vous administratifs et en discutant de leurs quotidiens «en ligne» et «hors ligne». Dans ma relation avec Farzanah, les TIC étaient constitutifs à la relation ethnographique, afin de permettre l’échange sur la durée à distance. Par exemple, un coup de téléphone sur une plateforme de messagerie permettait à Farzanah de me contacter pour que je réalise une rapide traduction pour ses divers rendez-vous à la poste, à la pharmacie ou chez son opérateur mobile. Au niveau épistémologique, l’alerte de Farzanah mentionnée plus haut est donc heuristique : «Nous avons beaucoup de travail». Cette remarque raisonne avec le double travail auquel notre rencontre contribue : pratiquement, régler ses tâches administratives, notamment liées à son accès aux TIC, et épistémologiquement, co-produire des connaissances sur les enjeux sociopolitiques liés à ces usages.
En s’incorporant à la palette de ressources mobilisée par les personnes participant à la recherche, l’ethnographe est également solicité·e pour ses capacités de médiation et de traduction. Ce type de rôle permet à l’observation participante de se produire, et à la réflexivité en milieux numériques d’évoluer, entraînant une forme de positionnement plus engagé dans le champ de la construction de connaissance sur les TIC.
La réflexivité lors d’une ethnographie portant sur les dynamiques «en ligne» et «hors ligne» est essentielle pour comprendre l’usage des TIC dans des contextes migratoires. L’ethnographe peut envisager diverses méthodologies afin d’entrelacer ces espaces numériques et matériels. Pour de jeunes Afghan·e·s dans le système d’asile suisse, le statut précaire, l’injonction à «l’intégration», et la pression à réussir sa migration dans un cadre transnational sont clés pour comprendre les pratiques numériques.
Finalement, cette réflexivité invite à reconnaître les biais de l’ethnographe, qui ne partage pas nécessairement les mêmes expériences de précarité, de perception des échelles pertinentes ou d’accès aux TIC que ses interlocuteur·ice·s. La triangulation entre les données «en ligne», «hors ligne» et les récits et pratiques des participant·e·s permet de développer une compréhension plus située et contextualisée des usages des TIC face à des mécanismes d’autonomisation et de surveillance. Cette réflexivité permet à l’ethnographe de mettre en lumière les relations de pouvoir qui se manifestent en milieux numériques, que les TIC, comme l’ethnographie elle-même, contribuent à renforcer ou à subvertir.
Je tiens à remercier les éditrices de ce numéro spécial, les évaluateur·ice·s anonymes, ainsi que mes co-directeurs de thèse Alessandro Monsutti et Till Mostowlansky pour leurs précieux commentaires sur les versions précédentes de cet article. Je remercie sincèrement les personnes qui ont participé à ma recherche.
Nina Khamsy est post-doctorante au NCCR-on the move à l’Institut de sociologie à l’Université de Neuchâtel. Sa thèse de doctorat intitulée «Dotted Journeys : Digital Technologies and Afghan Migration in European Borderlands» financée par une bourse du Fonds national suisse de la recherche scientifique (programme doc.ch) a été menée au Département d’anthropologie et de sociologie à l’Institut de hautes études internationales et du développement à Genève. Ses recherches portent sur le rôle des technologies numériques dans la migration.
nina.khamsy@unine.ch
Université de Neuchâtel
Nina Khamsy is a post-doctoral researcher at the NCCR-on the move, at the Institute of Sociology at the University of Neuchâtel. Her PhD thesis entitled “Dotted Journeys : Digital Technologies and Afghan Migration in European Borderlands” was funded by a grant from the Swiss National Science Foundation (doc.ch programme) and was conducted at the Department of Anthropology and Sociology at the Graduate Institute of International and Development Studies in Geneva. Her research focuses on the role of digital technologies in migration.
nina.khamsy@unine.ch
University of Neuchâtel
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Souiah, Farida, Salzbrunn, Monika, et Simon Mastrangelo. 2018. «Hope and disillusion. The Depiction of Europe in Algerian and Tunisian Cultural Productions about Undocumented Migration.» North Africa and the Making of Europe : Governance, Institutions and Culture, Bloomsbury Academic : 197-228.
Swisscom. 2023. «Swisscom vient en aide à l’Ukraine.» Consulté le 10 décembre 2024. https://www. swisscom.ch/fr/clients-prives/ukraine.html.»
Tous les prénoms de participant·e·s à ma recherche dans cet article sont des pseudonymes.⬑
Mon persan est Iranien et il est similaire au persan parlé en Afghanistan. Les deux variations sont mutuellement intelligibles.⬑
Dans cet article je n’ai pas la place d’aborder la question du contrôle des téléphones portables des requérant·e·s d’asile par les autorités. Cette pratique a été adoptée par le Conseil fédéral et il est prévu qu’elle entre en vigueur en 2025 (RTS 2024).⬑
Ce travail de terrain doctoral a suivi plusieurs trajectoires migratoires de jeunes Afghan·e·s (en Suisse, Italie, Bosnie et Serbie).⬑
En 2023, 45 000 personnes admises à titre provisoire (permis F) vivaient en Suisse (CSIAS 2023).⬑
Ce calcul est basé sur «les Statistiques en matière d’asile» (SEM 2022).⬑
La Loi sur l’asile (LAsi) est entrée en vigueur en 1981.⬑
Ces permis sont définis et abordés de manière détaillée dans les travaux d’Anne-Laure Bertrand (2020).⬑