LA REVANCHE DES CONTEXTES

Yvan Droz  
Jean-Pierre Olivier de Sardan. 2021. Paris : Karthala. 494 p.
Yvan Droz, Institut de hautes études internationales et du développement, Genève, Suisse

La revanche des contextes, curieux titre qui interpelle le lectorat et dont la pertinence apparaîtra que progressivement à la lecture de ce bel ouvrage. Jean-Pierre Olivier de Sardan nous présente ici un ouvrage qui couronne son œuvre consacrée au développement. Après Anthropologie et développement (1995), Jean-Pierre Olivier de Sardan a poursuivi son projet avec La rigueur du qualitatif (2008). Dans La revanche des contextes, l’auteur nous parle non seulement du développement, mais plus généralement de l’ingénierie sociale, c’est-à-dire la volonté de transformer – ou tout au moins de changer – les pratiques et les représentations des gens, le plus souvent au nom d’une meilleure rationalité supposée pouvoir construire un monde meilleur. « L’ingénierie sociale est une expression générique qui englobe […] tous les dispositifs d’intervention planifiée, élaborés par des experts, visant à implanter ou modifier des institutions et/ou des comportements dans des contextes variés » (p. 7) : on distingue d’emblée une volonté pédagogique de l’auteur qui explicite clairement les termes employés, en souligne leur sens et leurs sous-entendus et prend le lectorat par la main pour lui expliquer clairement son propos.

Ainsi, cet ouvrage s’adresse à un large public de spécialistes du développement, d’anthropologues – pas seulement africanistes – et de tous ceux qui s’intéressent aux relations interculturelles et à l’amélioration des conditions de vie dans les Suds. Ce livre est divisé en cinq parties consacrées aux modèles voyageurs, aux normes pratiques, aux modes de gouvernance, aux logiques sociales et aux réformes possibles de l’ingénierie sociale.

L’introduction s’ouvre sur le constat que les programmes ou les modèles conçus par les tenants de l’ingénierie sociale se heurtent systématiquement à un élément imprévisible : le contexte dans lequel ils sont mis en œuvre. La revanche des contextes correspond aux effets imprévus induits par les logiques et les représentations des acteurs sociaux. L’auteur précise que les concepts qu’il développera sont d’une part en construction permanente et qu’il convient de les adapter à chaque contexte et, d’autre part, le fruit d’une réflexion collective au sein d’une équipe de recherche dont le cœur se trouve à Niamey, au LASDEL1.

Les modèles voyageurs, issus du travail de Rottenburg (2009), sont au cœur de la première partie. Ils se fondent sur une « histoire édifiante », sorte de mythe fondateur, qui décrit une expérience – épurée – de changement social qui a bien fonctionné quelque part dans le monde, en général dans les Suds. L’auteur développe ensuite le concept de dispositif : « tout ensemble fonctionnel et intégré d’éléments organisationnels et d’instruments d’ingénierie sociale indispensable au fonctionnement du mécanisme d’une politique publique » (p. 35). Ces dispositifs se composent d’« instruments » constitués de « techniques particulières » : l’auteur décrit les différents concepts pour analyser des projets de changement social contextualisé et offre une boite à outils servant à décrire le fouillis de la réalité sociale. Il montre ensuite comment cette mise en récit du modèle s’accompagne d’une mise en réseau qui permet de le diffuser au sein du monde du développement. Il revient alors sur les notions d’arènes et de groupes stratégiques qui constituent les acteurs et le contexte, qu’il soit pragmatique – centré sur l’observation des acteurs – ou structurel. Puis, il intègre ces modèles voyageurs dans la vague du new public management, politique fétiche du néo-libéralisme. Il applique – de façon convaincante – dans le chapitre qui suit cette architecture conceptuelle au fameux cas des cash transfer comme modèle voyageur de développement.

La deuxième partie aborde les normes pratiques et Jean-Pierre Olivier de Sardan propose de les distinguer des « normes officielles, normes professionnelles, normes bureaucratiques, normes sociales » (p. 116). Ces normes officielles distinguent trois sous-groupes : les normes légales, professionnelles et bureaucratiques, alors que les normes sociales prescrivent et interdisent ; elles proposent des rhétoriques de légitimation et sont enseignées, souvent dans la pratique. Ces dernières sont relativement explicites et s’imposent dans les familles, les Églises ou les associations. Quant aux normes pratiques, elle relève du domaine de l’implicite et « sous-tendent les pratiques des acteurs ayant un écart avec les normes explicites (normes officielles ou normes sociales) » (p. 121). C’est bien l’écart que l’on observe entre les normes officielles et sociales et les pratiques réelles des agents sociaux qui permet de parler de normes pratiques : ce sont les stratégies de résistance, de contournement, d’esquive, etc., déjà mises en évidence par de nombreuses recherches. Toutefois, il convient de ne pas considérer ces multiples normes construites par le socioanthropologue à partir d’une observation minutieuse et précise de la pratique, dont il décline une typologie wébérienne, comme des contraintes qui pèsent sur l’individu soumis au déterminisme des lois sociologiques, mais plutôt comme des répertoires d’action qui s’offrent à l’agent social et à partir desquels il laisse libre cours à son agentivité. Le quatrième chapitre applique ce cadre théorique à l’étude du service public nigérien à partir des nombreuses recherches que l’équipe du LASDEL a conduites sur cette thématique et l’on y observe la puissance interprétative de ces multiples normes, auxquelles s’ajoute la notion de « nœuds critiques » : des cas paradigmatiques où les normes et l’agentivité des membres de l’arène se cristallisent sous les yeux du socioanthropologue.

La troisième partie déplace le niveau d’analyse et porte sur les modes de gouvernance, considérés comme « [des] dispositif[s] institutionnel[s] spécifique[s] de la délivrance de biens d’intérêt général » (p. 209). L’auteur rappelle l’antienne de la « bonne gouvernance » qui revient à une « désétatisation » de la délivrance des biens d’intérêt général et affaibli l’État considéré comme corrompu et inefficace. Grâce au concept de mode de gouvernance l’auteur nous propose un véritable cadre d’analyse de l’ingénierie sociale et l’applique aux politiques publiques, véritables « stratégie[s] institutionnel[s] de délivrance [de] biens d’intérêt général au sein d’un (ou de plusieurs) mode de gouvernance » (p. 215). Il en propose huit, souvent articulés les uns aux autres pour constituer des configurations de gouvernance spécifique selon les cas étudiés : bureaucratique-étatique, développementiste, communal, associatif, chefferial, religieux, marchand et mécénal (pp. 222–235). Le sixième chapitre traite du mode de gouvernance bureaucratique-étatique et s’inspire – entre autres – des travaux de Béatrice Hibou (2012). Au moyen de l’étude du fonctionnement sur le terrain des services de la Santé et de l’Éducation par l’équipe du LASDEL, l’auteur développe une analyse détaillée des contradictions de ces politiques publiques, des pratiques des fonctionnaires inspirées des multiples normes publiques, pratiques, sociales, etc. qu’ils observent, ainsi que des stratégies des élites nationales. Il conclut par une description féroce des états africains : « [l’État] n’est ni souverain (dépendance de l’aide), ni protecteur (répression et insécurité), ni développementaliste (accroissement des inégalités, des migrations, du chômage), ni impartial (favoritisme politique et patronage généralisés), ni laïc (complaisance envers les fondamentalismes religieux chrétiens et musulmans), ni délivreur de services d’intérêt général (dégradation de ces services), ni à l’échelle du pays tout entier (délaissement de zones entières et des populations vulnérables) » (pp. 284 f., souligné par l’auteur) … l’on se demande bien à quoi il sert, si ce n’est à nourrir les élites !

Le mode de gouvernance développementiste constitue le cœur du septième chapitre et analyse les projets de développement – « paradigme de l’ingénierie sociale » – qui « représente[nt] une vitrine de luxe bureaucratique » et une enclave dans la délivrance des services publics où la qualité prévaut souvent en comparaison avec l’offre étatique (pp. 293 f.). L’auteur revient sur l’aporie des projets participatifs imposés et porte la critique sur le supposé bénévolat de la participation « volontaire », sur l’empowerment des femmes, sur la société civile imaginaire constituée par des associations ad hoc et sur la lutte contre la « corruption ». Il souligne les effets pervers de la dépendance de l’aide et le miroir aux alouettes qu’elle tend aux fonctionnaires, tentés de s’associer aux projets au détriment de leurs propres tâches et qui constituent une forme de fuite des cerveaux : « courtiser les bailleurs de fonds, tenter d’être recruté par eux, pratiquer la langue de bois du développement, ces effets pervers aboutissent à une passivité générale de l’administration et des services publics » (p. 315). Il rappelle l’échec de la pérennisation des projets qui revient à institutionnaliser la dépendance à l’aide. L’auteur dresse ainsi le portrait détaillé de l’échec du développement.

La quatrième partie porte sur les logiques sociales qui proposent une analyse qui monte en généralité. Jean-Pierre Olivier de Sardan critique le culturalisme qui continue d’obscurcir certaines analyses du développement, tant chez les développeurs, certains politiciens locaux, l’opinion publique des Nords que dans de – trop – nombreux travaux scientifiques : supposée tradition africaine ancestrale inspirée de l’évolutionnisme du 19ème siècle ; importance des relations personnelles, de l’imaginaire communauté qui nierait l’individu, des ethnies inventées par la colonisation et réappropriées par certains big men, crainte de l’irrationnelle sorcellerie. Il déconstruit ensuite la notion de culture en sciences sociales, sans pour autant l’abandonner, car elle constitue « un ensemble de pratiques et de représentations dont des enquêtes auront montré qu’elles étaient significativement partagées par un groupe » (p. 341). Il montre enfin comment la pluralité des normes permet de comprendre plus finement ce que l’on a souvent regroupé sous la notion de néo-patrimonialisme. Le chapitre suivant traite de la pluralité des logiques sociales qui « se situe[nt …] à un niveau plus général et plus transversal, et introduit un projet plus interprétatif […], alors que ‹ normes pratiques › reste plus proche du constat » (p. 352) : logique de la pitié, du cadeau, de la honte, de l’échange généralisé de faveurs ou de l’ostentation.

La dernière partie fait le pari – audacieux en sciences humaines – d’aborder certaines perspectives d’application du cadre conceptuel et propose une esquisse d’anthropologie appliquée à l’ingénierie sociale. Jean-Pierre Olivier de Sardan s’interroge avec un certain désarroi : « Comment peut-on convaincre les décideurs du monde du développement [qu’il convient de reconnaître] quatre énoncés complémentaires : 1) toute intervention suppose des changements de comportements ; 2) on ne peut réformer les comportements sans prendre en compte leurs contextes d’occurrence et les normes pratiques en vigueur ; 3) la meilleure façon de connaître les contextes d’occurrence et les normes pratiques est de documenter les effets inattendus d’une intervention ; 4) cette connaissance des effets inattendus est une opportunité pour permettre à l’intervention de s’adapter aux contextes d’occurrence » (p. 380). Il propose dans le dernier chapitre de partir à la recherche des réformateurs de l’intérieur et illustre son propos au moyen de nombreux exemples qui montrent comment ils tentent de modifier les pratiques de leur service en jouant sur les normes pratiques des fonctionnaires. L’auteur conclut alors: « […] l’enjeu principal des politiques publiques en Afrique devrait être le passage […] d’une logique de la dépendance à une logique de l’initiative » (p. 417).

La conclusion propose le projet d’une anthropologie des discordances, des dissonances, des écarts, des contradictions et des diversités pour reprendre son titre. Ce projet reconnaît l’importance des clivages internes et des pratiques non-observantes, c’est-à-dire celles qui ne suivent ni les normes bureaucratiques, sociales ou autres. Il s’ancre dans l’observation des normes pratiques au sein d’une arène contextualisée et de ses groupes stratégiques luttant pour des enjeux parfois divergeant. Ce projet ambitieux s’appuie sur la longue expérience anthropologique de son auteur qui nous propose une brillante synthèse des travaux de l’anthropologie du développement. Les descriptions détaillées des pratiques non-observantes, l’analyse sans fard des projets de développement lui permet d’ouvrir de nouvelles perspectives empiriques et théoriques pour l’étude des politiques publiques et de l’ingénierie sociale en Afrique … et au-delà.

Références

Hibou, Béatrice. 2012. La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale. Paris : La Découverte.

Olivier de Sardan, Jean-Pierre. 2008. La rigueur du qualitatif : Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique. Louvain-la-Neuve : Acad. Bruylant.

Olivier de Sardan, Jean-Pierre. 1995. Anthropologie et développement : Essai en socio-anthropologie du changement social. Marseille & Paris : APAD & Karthala.

Rottenburg, Richard. 2009. Far-fetched Facts: A Parable of Development Aid. Translated by Allisson Brown and Tom Lampert. Cambridge, MA: The MIT Press.

Notes

  1. « Le LASDEL » est un laboratoire nigérien et béninois de recherche en sciences sociales, menant des travaux qualitatifs à base empirique : https://www.lasdel.net/