COEUR D’ALENE
Matthieu Charle. 2019. La Roche-sur-Yon : Dépaysage. 313 p.
Jonas Musco, École des hautes études en sciences sociales, France
L’ouvrage Coeur d’Alene est issu d’une thèse d’anthropologie soutenue par Matthieu Charle, en 2013, à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris). L’anthropologie des sociétés autochtones nord-américaines étant largement désertée en Europe francophone, cette monographie mérite qu’on lui accorde un intérêt particulier. Ce livre trouve ses fondements dans une ethnographie menée entre 2005 et 2006 au sein la réserve du même nom, dans l’Idaho, au nord-ouest des États-Unis. Néanmoins, il ne se limite pas à une étude synchronique et s’inscrit pleinement dans une perspective ethnohistorique, au sens où l’auteur a recours à une grille de lecture anthropologique pour écrire l’histoire d’une société qui n’a pas elle-même produit d’archives. Charle se propose ainsi « d’identifier puis d’analyser les moyens par lesquels la communauté coeur d’alene a négocié la pérennité d’éléments sociaux fondamentaux à sa reproduction avec un environnement changeant, depuis le milieu du xixe siècle jusqu’à nos jours » (p. 40). Les Coeur d’Alene connaissent en effet, comme nombre de populations autochtones des États-Unis, de violents bouleversements à la suite de leur rencontre avec les Euro-Américains. Alors qu’ils ont longtemps été considérés comme précocement et profondément acculturés, Charle montre au contraire que les Coeur d’Alene n’ont cessé de s’approprier des pratiques culturelles étrangères en les intégrant à leur propre manière d’appréhender le monde. Maîtrisant ces multiples changements, ils ont su redéfinir en permanence leur organisation sociale, non sans tensions néanmoins.
Le livre est implicitement divisé en deux : une première moitié narrative et une seconde plus analytique. La première moitié est composée des parties une à trois. Après la partie une, où l’organisation sociale des Coeur d’Alene est présentée à grands traits, les parties deux et trois du livre sont le lieu d’une histoire relativement événementielle des relations entre les Coeur d’Alene et les Euro-Américains. On apprend qu’au début du xixe siècle les Coeur d’Alene sont environ 3000 à 4000, au centre de la région dite du « Plateau », qui traverse principalement les États américains de Washington, d’Idaho, du Montana, de l’Oregon ainsi que le sud de la Colombie-Britannique (Canada). Les premiers contacts avec les Euro-Américains entrainent une vague d’épidémies en 1831, 1832 et 1850. Le premier soulèvement coeur d’alene face à l’occupation américaine est réprimé en 1858 et la communauté est contrainte de rejoindre une réserve créée par le gouvernement fédéral. Les Coeur d’Alene perdent bientôt la majorité des terres qui leur appartenaient, ce qui les plonge dans une profonde précarité au début du xxe siècle. Ce récit clôt la première moitié du livre, suivant une lecture historique assez commune de l’Ouest américain. C’est plutôt la seconde moitié (parties quatre et cinq) qui confère en effet son intérêt anthropologique à l’ouvrage. Charle y développe une interprétation originale de l’adaptation des Coeur d’Alene au changement historique, en croisant des données issues de l’historiographie et de sa propre ethnographie. Selon l’auteur, les récits de rencontres entre Euro-Américains et populations autochtones insistent soit sur la résistance de ces derniers, soit sur leur assimilation. Charle défend une interprétation plus subtile de cette histoire en montrant la nécessité d’observer les multiples interactions qui se sont jouées à différentes échelles de la société : la nation, le conseil tribal, la famille ou encore l’individu. De cette analyse, on retiendra notamment deux hypothèses. La première hypothèse s’appuie sur la notion de « malléabilité », proposée par Charle bien que le phénomène qu’elle désigne soit directement inspiré des travaux d’Elizabeth Furniss (2004) sur les Shuswap. Par « malléabilité », l’auteur entend la capacité d’adaptation permanente que les Coeur d’Alene ont su mettre en œuvre depuis le xixe siècle. Cette malléabilité serait véritablement constitutive de leur organisation sociale et leur aurait permis de faire face à d’intenses bouleversements. Charle montre que leur ferveur catholique précoce peut s’expliquer ainsi par leur capacité à intégrer des pratiques européennes à leur propre schèmes culturels. L’auteur livre à ce titre une réflexion stimulante sur la notion de « conversion », qui n’est pas opératoire pour penser la complexité des relations au christianisme entretenues par les Coeur d’Alene. Loin de devenir chrétiens au sens où l’entendent les missionnaires, les Coeur d’Alene ont par exemple pu interpréter l’installation du premier jésuite, Nicolas Point, comme celle d’un prophète – le prophétisme étant un phénomène relativement répandu en Amérique autochtone, en particulier dans les moments de crise. La figure du Christ aurait quant à elle été intégrée à l’ensemble des esprits avec lesquels les Coeur d’Alene dialoguaient, sans pour autant devenir exclusive. Charle insiste également sur l’alternance entre différents registres de spiritualité, contestant la validité d’une opposition entre familles catholiques et familles traditionalistes. À l’inverse, l’auteur observe que des individus s’investissent dans des pratiques rituelles à la fois autochtones et chrétiennes sans y voir de contradiction particulière. À rebours des récits réducteurs de résistance et d’assimilation, Charle pense donc la malléabilité comme une singularité culturelle coeur d’alene :
les mouvements oscillatoires entre les différents niveaux de solidarité de ces communautés ne sont pas des événements isolés et accidentels, issus de circonstances historiques uniques, mais reflètent bel et bien des phénomènes cycliques qui s’accordent éventuellement avec de nouvelles structures ou configurations, en fonction de l’expression des tensions au sein de la communauté. (p. 172)
La deuxième hypothèse se situe dans le prolongement de la première. En réussissant à s’adapter au changement historique, les Coeur d’Alene ont pu entretenir, selon Charle, une forte cohésion sociale. Cette cohésion s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui comme l’illustre l’organisation régulière de pow-wow. Lors de ces rassemblements, des danses costumées et accompagnées de musiques sont pratiquées. Les pow-wow les plus visibles sont les rendez-vous annuels « intertribaux » qui regroupent de nombreuses nations autochtones des États-Unis et qui connaissent un grand succès dans le pays – 90 % des individus s’identifiant comme autochtones disent participer à au moins un pow-wow par an. Ces événements peuvent aussi être plus confidentiels. Dans ce dernier cas, le pow-wow est l’occasion de fêter une naissance, de mettre fin à une période de deuil ou de procéder à des distributions de biens (Giveway) à ses proches ou sa parentèle. C’est également un moment où l’on honore les vétérans de l’armée, suivant une éthique qui valorise la défense de la communauté par le combat, et où l’on rappelle plus généralement les valeurs partagées collectivement et que l’on souhaite transmettre aux plus jeunes. L’interprétation proposée par Charle à cela d’intéressant qu’elle opère un décentrement du regard : l’analyse ne porte pas tant sur le contenu des spectacles que sur les formes de sociabilités qu’impliquent les différents pow-wow. L’auteur propose ainsi une typologie de ces événements en fonction des sociabilités qui les caractérisent. Une opposition se dessine alors entre, d’une part, les pow-wow organisés dans la sphère privée, où l’on retrouve des parents et où, par exemple, on entend prodiguer des soins chamaniques à un proche, et, d’autre part, les pow-wow organisés dans la sphère publique, comme les rassemblements « intertribaux » annuels, ouverts à tou·te·s et où l’on revendique une identité partagée. Qu’il soit privé ou public, le pow-wow demeure toujours, néanmoins, un « moment d’intimité indienne » (p. 201) selon les termes de Charle, où l’on actualise une diversité de relations sociales en marges des spectacles et où l’on revendique ouvertement la vivacité des cultures autochtones.
Au fil de sa réflexion, l’auteur propose des points de comparaison avec d’autres sociétés autochtones, en particulier du Plateau et des Plaines, faisant écho à la méthode du “side-streaming” définie par Daniel Richter (1992, 5). En s’appuyant notamment sur les travaux de l’historien Gilles Havard et des anthropologues Emmanuel Désveaux et Raymond DeMallie, Charle confirme ainsi l’intérêt d’un comparatisme nord-américain, désormais peu pratiqué mais qui apparaît pourtant fécond pour interroger les continuités et les singularités entre les différents groupes autochtones. On regrettera toutefois que les analyses reposant sur les données ethnographiques de l’auteur soient minoritaires dans le livre – la plupart des chapitres reposant sur une littérature de seconde main. Lorsque l’ethnographie est véritablement exploitée, elle donne pourtant lieu à des interprétations stimulantes, comme dans le cas des pow-wow, et l’on aurait apprécié en approfondir la lecture. Toutefois, ce regret ne change en rien l’intérêt de cet ouvrage qui permet de mieux connaître une société jusqu’alors peu étudiée et de dépasser certains raisonnements simplistes sur les communautés autochtones, notamment l’opposition entre résistance et assimilation ou encore l’association automatique entre une forme d’organisation sociale et une « aire culturelle», en l’occurrence celle du Plateau. Parce qu’il analyse attentivement le changement historique au prisme des interactions entre les groupes qui composent la société coeur d’alene, d’une écriture toujours accessible, ce livre intéressera autant les historien·ne·s que les anthropologues, spécialistes ou non de l’Amérique du Nord.
Il faut noter, pour finir, le beau travail éditorial mené par la maison Dépaysage, récemment fondée à La Roche-sur-Yon (France). Bien que l’intérêt académique pour les communautés autochtones nord-américaines décroisse en Europe francophone, l’éditeur cherche à entretenir vis-à-vis de ces sociétés le « regard éloigné » que Lévi-Strauss appelait de ses vœux, en publiant principalement des œuvres littéraires écrites par des auteur·ice·s autochtones et inuit, ainsi que des travaux anthropologiques. Outre l’effort esthétique appréciable – photographies de qualité, graphisme original –, on soulignera que les publications comprennent souvent des préfaces signées par d’éminent·e·s spécialistes de l’Amérique du Nord, dont Emmanuel Désveaux dans le cas du présent ouvrage.