Los Ñetas en quête de transformation?: Droit et règles de vie en milieu criminel

Martin Lamotte  

Abstract

Appartenir au gang Los Ñetas, c’est en partie observer un certain nombre de règles qui sont retranscrites dans le Liderato, le livre des Ñetas. Ces règles s’accompagnent de procédures de procès, les mesas disciplinarias, et d’une série de sanctions pour qui les transgresserait. Pourtant, alors que les Ñetas ont élaboré un ordre légal complexe pour régler les conflits internes, les procès sont peu utilisés. Est-ce que les règles Ñetas sont peu appliquées, ou peu effectives? Quelle est la nature de ces règles ? Peut-on parler de droit Ñetas ? Et à quoi sert-il, s’il est peu utilisé dans les cas de conflits ? Ce point de départ sera l’occasion de restituer une ethnographie multi-située réalisée sur quatre années auprès des Ñetas. Je reviendrai ainsi sur l’histoire de ce gang originaire de Porto Rico qui s’est implanté aux États-Unis, en Équateur et en Espagne, ainsi que sur sa transformation interne. En interrogeant la place de la loi au sein des sociétés criminelles, je montrerai comment le travail d’interprétation de ces règles permet aux Ñetas de développer des pratiques de perfectionnement de soi.

Belonging to the Los Ñetas gang means, in part, observing a certain number of rules that are transcribed in the Liderato, the Ñetas’ book. These rules are accompanied by trial procedures, the mesas disciplinarias, and a series of sanctions for anyone who transgresses them. Yet, while the Ñetas have elaborated a complex legal order to settle internal conflicts, trials are rarely used. Are Ñetas rules poorly enforced, or ineffective? What is the nature of these rules? Can we speak of Ñetas law? And what use is it, if it is little applied in cases of conflict? This starting point will be the occasion to present a multi-sited ethnography carried out over four years among the Ñetas. I’ll be looking back at the history of this gang, which originated in Puerto Rico and spread to the United States, Ecuador and Spain, as well as its internal transformation. By questioning the place of the law within criminal societies, I will show how the work of interpreting these rules enables the Ñetas to develop practices of self-improvement.

« De Corazón Hermanito.

C’ est avec tout le respect queje t’écris... »1

La lettre

New York, mai 2014. Bebo, un des leaders les plus hauts placés du gang Los Ñetas à New York, reçoit une lettre du Padrino par Facebook. Ce dernier, l’un des leaders du même gang à Barcelone, demande à Bebo des conseils et remet en cause certaines règles Ñetas, parmi lesquelles l’application de la peine de mort à l’intérieur du groupe et l’interdiction d’interagir avec la police. Le Padrino exprime ses doutes et ses critiques sur ces règles qui lui semblent dépassées mais qui restent inscrites dans le Liderato, le livre des Ñetas. Cette lettre n’est que la poursuite des rapports épistolaires que le Padrino et Bebo entretiennent depuis quelques mois. Elle rend compte de deux éléments importants de la société Ñetas : l’échelle globale du gang et l’importance de la loi. C’est sur ce dernier point que se concentre cet article.

Originaire des prisons à Porto Rico, les Ñetas- ou La Asociación, comme l’appellent aussi ses membres - se sont développés sur la côte Est des États-Unis à partir de la fin des années 1980 depuis la ville de New York, en passant d’un gang de prison à un gang de rue. Au milieu des années 1990, et malgré quelques scissions internes, le groupe comprend plusieurs milliers de membres, tous réunis sous le même commandement, la Junta Central. En 1993, suite à l’expulsion des États-Unis de deux prisonniers équatoriens membres des Ñetas, le groupe s’étend en Amérique Latine (Pérou, Bolivie) depuis l’Équateur où il est aujourd’hui fortement implanté. Puis, arrivés en Espagne par le truchement de l’immigration équatorienne dans les années 2000, les Ñetas s’implantent à Barcelone et à Madrid.

Les Ñetas utilisent sans distinction les termes de normes (norms/normas) de Loi (Law) ou de règle (rules)2. Celles-ci sont formalisées dans le Liderato, le livre que les Ñetas ont écrits au milieu des années 1990 à New York et qui a circulé à mesure que La Asociación s’étendait en Amérique Latine et en Europe. De ce fait, la loi Ñetas s’applique en principe partout de la même façon. Au nombre de vingt-cinq, ces normes interviennent sur le plan de la sexualité et de la sécurité. Le Liderato détail aussi la procédure du jugement par la mesa disciplinaria - la commission disciplinaire -. Enfin, le Liderato, recense les différentes sanctions qui peuvent être appliquées. Plusieurs degrés de sanctions sont ainsi établis en fonction de la règle transgressée et du nombre de fois qu’elle l’a été. La peine de mort est la plus haute sanction possible. En pratique cependant, la sanction la plus grave depuis quelques années est l’exclusion du groupe. L’individu est alors déclaré Insectos ou « persona non grata ».

Ainsi, si l’on prête attention au champ lexical qui est employé dans le texte des règles, on constate qu’il est dit des membres qu’ils ont des « droits » (derechos). De même, si le terme de « procès » n’est pas employé celui de « jugements » (juicios) l’est. S’il n’y a pas de « peine », il y a des « sanctions » (sanctiones) et des cas disciplinaires (caso disciplinarios). Enfin, s’il n’y a pas de juge mais un « modérateur » (moderador) et une « commission de discipline » (mesa disciplinaria), il y a par contre un accusé (acusado) et un accusateur (acusador). L’accusé jugé fautif devient un « affecté » (afectado) et non un coupable. D’un point de vue lexical, donc, les Ñetas n’ont pas totalement repris le vocabulaire juridique formel. Pour autant, il s’y réfère comme à leur loi interne.

Il y a là un argument de nature épistémologique sur l’usage des catégories d’analyse pour traiter de la loi (voir Introduction). Sans entrer dans un long débat sur la nature juridique des règles Ñetas, je prends une position volontairement pragmatique ici, considérant que les règles Ñetas constituent un ordre légal, et font ainsi Loi dans le monde Ñetas, dans la mesure où les Ñetas le considèrent ainsi, parlent de leur loi, et surtout, vivent et agissent en fonction de leur loi.

Pourtant alors que les Ñetas ont élaboré un ordre légal complexe pour régler leurs conflits internes, les procès sont peu utilisés. À première vue, si l’on s’en tient à une vision restrictive de ce que la loi fait, il semblerait donc que les règles Ñetas sont peu appliquées. Je voudrais montrer ici cependant qu’elles occupent un autre lieu qui explique pourquoi, et comment, les règles ont une prise dans la vie Ñetas.

Pour tenter d’y faire sens, je proposerai trois approches de la loi qui, articulées, permettent de décrire ce que la loi produit chez les Ñetas et la façon dont les Ñetas la mobilise. Je développerai tout d’abord un argument pour une approche de type interprétative de la loi en m’intéressant à la façon dont celle-ci peut être pensée comme une technique de savoir (ou de production de savoir). Je reviendrai ensuite sur une approche idéaliste de la loi qui permet d’étudier celle-ci comme un système intellectuel. Je montrerai pour finir comment une approche hégémonique de la loi éclaire les distributions de pouvoirs et dessine une économie politique du gang. Articuler ces trois approches permet de comprendre les transformations successives des Ñetas et plus largement de dessiner, par le biais de la loi, une histoire intellectuelle de ce groupe.

Cet article se base sur une ethnographie de quatre années, réalisée entre 2011 et 2015 à New York, Barcelone et Guayaquil, ainsi que sur un terrain plus court à Porto Rico et sur une série d’allers et retours de 2015 à 2018 à New York et Barcelone. Je mobilise ici exclusivement des entretiens réalisés en vue d’histoires de vie de plusieurs membres du gang mais ceux-ci sont analysés et remis en contexte grâce à la densité que donne une ethnographie de longue durée. J’ai eu accès tardivement au texte du Liderato, et ainsi à la connaissance de l’existence de ces règles. Pour autant, j’ai pu participer dès le début de mon ethnographie à des discussions autour des principes juridiques, qui, je l’apprendrai plus tard, s’articulent à une série de règles écrites. Au long de ces quatre années de terrain, j’ai été initié Ñetas et j’ai suivi le processus de convivencia (voir infra) qui prépare le futur membre à entrer dans le gang. À ce titre, j’ai bénéficié d’une véritable éducation au texte de loi Ñetas, me donnant accès non pas uniquement aux règles écrites, mais aussi à toute la pratique qui accompagne ces dernières.

Mon ethnographie n’avait pas pour objet d’étudier les normes ou les lois en milieu criminel. À ce titre, je ne prétends pas être spécialiste d’une anthropologie juridique (legal anthropology) ou de la loi (anthropology of law). Mais étant donné que c’est une composante essentielle, comme j’espère pouvoir le démontrer dans ce texte, de l’activité Ñetas, je propose de partir de l’étude des règles Ñetas pour revisiter mon ethnographie du gang. Enfin, puisque qu’elles sont tenues pour secrètes et sacrées, j’ai décidé de ne pas les révéler.

Approche interprétative : la loi comme technologie de connaissance

C’est Clifford Geertz (1983) qui plaide pour une approche interprétative de la loi. Son argument est que la loi devrait être étudiée comme un système de sens ; l’accent mis sur les concepts et les idées au cœur d’un système juridique. La loi, écrit-il, fournit « des visions de la communauté » (Geertz 1983, 218, dans Pirie 2013, 57). Pour comprendre la place et le rôle du droit Ñetas dans la vie quotidienne des membres de La Asociación, il faut revenir au Liderato, le livre Ñetas et aux conditions de son écriture.

Le Turf : La transformation spatiale et structurelle des Ñetas

Lorsque Bebo ouvre son Chapter, l’équivalent anglais du Capitulo, à l’Est du South Bronx au début des années 1990, La Asociación commence à peine d’émerger des prisons de Rickers Island et de s’étendre dans les rues de New York. C’est la première fois que le groupe s’organise en dehors des prisons où il est habituellement confiné. Bebo est alors l’un des premiers Ñetas dans le South Bronx et il fonde le Chapter’74. L’histoire de son Chapter permet de comprendre la transformation radicale opérée par les Ñetas dans les années 1990 et la place qu’y a joué le Liderato.

Plusieurs Chapters s’organisent dans le Bronx dans la même période de sorte qu’à partir de 1993, trente-trois groupes réunissent entre cinq cents et sept cents membres pour le South Bronx seulement. Entre 1990 et 1993, chaque Chapter est identifié à un territoire, que ce soit un coin de rue, une station de métro, un parc ou même un quartier. Les membres habitent dans la zone d’influence du Chapter, qui peut s’étaler sur plusieurs blocs. Le Chapter « tient » alors un territoire où les membres traînent entre eux et organisent leurs réunions. Les bagarres de rues avec d’autres gangs sont fréquentes entre 1990 et 1994. Les Ñetas, à ce moment spécifique de leur histoire, pourraient correspondre à la définition que donne Whyte (1955) des gangs : des street corner gangs, inscrits dans une localité particulière, protégeant leur territoire, le Turf, contre d’autres gangs. Chaque Chapter est indépendant, et les membres ne rendent de comptes qu’à leur président.

Au milieu des années 1990, s’ouvre cependant une deuxième période dans le développement de La Asociación. En 1994 en effet, une Junta Central est créée, regroupant les Chapters des différents borough de New York, le Bronx, Manhattan, Brooklyn, Queens et Staten Island. Baptisée Tri State, elle chapeaute l’ensemble des deux mille Ñetas new-yorkais. La Junta Central va peu à peu s’imposer dans le paysage des Chapters new-yorkais en intervenant directement sur leur organisation et leur vie quotidienne. Bebo en est élu secrétaire dès sa constitution et propose de réorganiser et de restructurer l’ensemble des Chapters du Bronx, en regroupant les plus petits. Entre 1994 et 1995, les trente-trois Chapters passent à vingt-six puis à vingt et un pour n’être plus que treize. Certains des plus petits sont fermés et leurs membres sont redirigés vers d’autres Chapters. L’unification des Chapters permet entre autres au leadership de la Junta Central un contrôle accru sur les membres et leurs activités.

En l’espace de trois ou quatre ans, le Chapter’74 est devenu l’un des plus importants Chapters du South Bronx, à la fois en influence et en membres. Ceux-ci viennent désormais de toutes les parties du Bronx ; les Chapters n’ont de fait plus d’appartenance territoriale de proximité. Ils ne sont plus restreints à un ou plusieurs blocs et leurs activités se délocalisent. Il ne s’agit plus de représenter ni même de défendre un territoire d’autant plus qu’il est exigé par la Junta Central que les Chapters ne prennent plus comme nom celui de leur quartier.

Crise de Sens, pèlerinage et écriture

Bebo : Et après, c ’est devenu unepassionpour certains d’entre nous, de trouver la vérité... parce que certainespersonnes avaient despapiers différents... donc unefois qu ’on a commencé à apprendre, on ajamais arrêté. On a commencé àfaire despèlerinages à Porto Rico,pour comprendre la véritable vérité de tout ça .

La transformation territoriale opérée par les Ñetas a un impact important sur le sens que ces derniers donnent à leur propre groupe. Dans ce processus d’unification et de restructuration, la plupart des Chapters du South Bronx perdent leur identification territoriale. Le turf, qu’il fallait défendre des envahisseurs, n’est plus ; d’où une transformation identitaire préfigurant la paix entre les grands gangs de la ville de New York, réalisée plus tard sous l’égide de la United Family Coalition. Mais ce bouleversement fait aussi entrer le groupe dans une profonde crise de sens. Si la création de la Junta Centrale impulse la fin des guerres de gangs, les Ñetas sont obligés de recadrer leur activités, et finalement, leur raison d’être.

Pour ce faire, Bebo, qui est devenu le président de la Junta, organise des pèlerinages à Porto Rico. Son but est de reconstituer l’histoire de Carlos et des débuts de La Asociación. Carlos La Sombra, ou Carlito, est considéré par les Ñetas comme le fondateur de la Asociación. Prisonnier de droits communs dans les années 1970, Carlito est dès lors fortement influencé par la cause indépendantiste, dont il se fait le porte-parole dans les prisons. Lorsque Bebo retourne à New York après son pèlerinage, il rédige les résultats de son enquête et commence à diffuser sa propre version de l’histoire de Carlos.

C’est en tant que secrétaire, puis président de la Junta que Bebo développe véritablement la mise en texte de l’histoire comme un pivot de son travail et de sa démarche en tant que Ñeta. Parce que plusieurs textes circulent, parfois contradictoires, entre la prison et les street Chapters, l’histoire de La Asociación comporte alors des zones de flous. Ses pèlerinages lui permettent d’approfondir sa connaissance de l’histoire de La Asociación, mais aussi, d’asseoir son autorité. Bebo commence à signer ses propres textes, en apposant son nom à la fin du document qui sera distribué aux Ñetas de New York.

C’est le début de l’écriture de ce qui deviendra le Liderato. Bebo y insiste largement sur l’héritage politique de Carlos et son rôle de leader des révoltes de prison. Ce détour par l’écriture de l’histoire de Carlos aide les Ñetas à rediriger leur action vers un activisme politique plus prononcé et permet aux leaders de la Junta de justifier leurs implications dans les mouvements contre la brutalité policière par exemple.

Ainsi, au milieu des années 1990, être Ñetas change de sens avec la centralisation du pouvoir au sein de la Junta Centrale. Cette centralisation s’accompagne par ailleurs d’un « tournant bureaucratique » de La Asociación, marquée par le recours systématique à l’écrit et un processus d’archivage des papiers. La mise à l’écrit permet de redonner sens à une identité de groupe en transformation. Le Liderato suscite chez les Ñetas un sentiment d’appartenance en redessinant le profil du collectif3.

La loi, l’histoire et la production de la vérité

Dans ce retour à l’histoire, l’écriture des 25 règles et leur application sont centrales. La loi n’est pas seulement l’addition d’une série de règles, de sanctions et de procédures pour les mettre en œuvre, mais aussi un moyen de produire ou créer et donner du sens. Ainsi, tout le processus de découverte de l’histoire de La Asociación et de son fondateur, Carlos La Sombra, passe par une mise à jour de ses règles interne. Comme me l’indique Bebo, les 25 règles étaient, du temps de Carlos et des premiers Ñetas, écrites à même les murs de la prison Oso Blanco, la prison d’État de Porto Rico. Mais, lorsque les Ñetas arrivent à New York, notamment dans la prison de Rikers Island, ces règles ne sont pas nécessairement transmises de manière systématique. En circulant, certaines sont par ailleurs contestées à l’interne.

Par exemple, la lettre qu’envoie le Padrino à Bebo mentionnée en introduction permet de voir une évolution du débat juridique au sein des Ñetas et de construire une histoire de La Asociación. Le Padrino demande en effet à Bebo d’intercéder auprès du leader Maximo des Ñetas, qui est en prison à Porto Rico, afin de revoir les règles et les sanctions et d’en supprimer la mention à la peine capitale. Celle-ci n’est plus utile, selon le Padrino, alors que La Asociación en Espagne s’est pacifié. À Barcelone, les Ñetas sont en effet reconnus comme une Association de jeunes. Il est donc d’autant plus difficile pour le Padrino de négocier avec les services de la mairie, alors que le groupe auquel il appartient soutient et applique potentiellement la peine de mort dans son arsenal juridique. Le débat juridique qui se met en place entre Le Padrino et Bebo indique bien un moment de transformation potentielle de la loi et donc d’évolution historique. Comme l’indique Mark Goodale (2017), le déploiement de la loi dans le cadre des arguments juridiques et de la prise de décision judiciaire est aussi un moyen de construire l’histoire. Ainsi, d’un certain point de vue, la loi elle-même peut être considérée comme un genre d’histoire.

Par ailleurs, la loi Ñetas telle qu’elle est retranscrite dans le Liderato peut aussi se lire comme un document d’archive, attestant du moment de sa conception. À ce titre, selon les Ñetas, les règles ont été élaborées dans la prison de Porto Rico. La référence à l’univers carcéral y est explicite pour plusieurs de ces règles qui mentionnent l’administration pénitentiaire ou ses gardes. Elles représentent alors une manière de gérer collectivement la vie commune dans un espace réduit et restreint. Les règles sont alors totales, en ce qu’elles réglementent la vie dans tous les aspects quotidiens, puisque ceux-ci sont nécessairement exposés et publics. Les règles servent de repères et rythment la vie à l’intérieur de la prison. Le texte des règles permet ainsi de rendre compte d’un quotidien particulier où La Asociación était une organisation uniquement carcérale.

Enfin, au milieu des années 1990, alors que la Junta Central s’impose à New York, un conflit oppose à La Madrina4, la présidente d’un chapter dans le Queens à Bebo et à la Junta Central. La Madrina refuse de reconnaître l’autorité de Bebo et conteste le pouvoir de la Junta. Pour résoudre ce conflit, Bebo se sert des règles nouvellement retranscrites dans le Liderato. Il réussit à discréditer les Chapters dissidents, en montrant comment ces derniers font fausse route et s’écartent de la lignée politique de Carlos. Si cette formalisation par l’écrit constitue le support d’une domination liée au savoir, les règles permettent surtout à Bebo d’établir la nouvelle vérité de La Asociación. Les règles fournissent alors une sorte de grammaire symbolique à partir de laquelle la réalité peut être construite (Gould et Barkun 1970). La loi travaille symboliquement, c’est-à-dire qu’elle produit des catégories par lesquelles les personnes et les relations sociales peuvent être décrites et représentée. La loi « fournit un ensemble de catégories et de cadres à travers lesquels le monde est interprété » (Merry 1990, 8-9, dans Pirie 2013, 53). Les règles Ñetas permettent aux membres de comprendre et de connaître le monde que propose la Junta. Elles sont alors autant de techniques de savoir qui établissent des conventions et des catégories par lesquelles les faits doivent désormais être interprétés.

Approche idéaliste : law as intellectual system

Si l’on suit Fernanda Pirie (2013), le but du système juridique n’est pas tant de rendre la justice que de veiller à ce que toute la population adhère aux devoirs et aux obligations de la loi. Les textes juridiques prescrivent des règles qui guident chaque membre de la société afin qu’il puisse vivre sa vie en accord avec la vision de la communauté. Comme je voudrais le montrer, cette vision dans le cas des Ñetas est indexée sur l’image de Carlos, considéré non seulement comme le fondateur des Ñetas mais aussi l’ancêtre des membres. C’est ce que l’on peut voir dans le processus de Convivencia.

Convivencia : la substance partagée du lignage

Parmi les écrits Ñetas, ceux qui concernent l’histoire de Carlos occupent une place primordiale. Ces textes sont lus, intégrés et ingérés par les membres au cours du processus initiatique, la convivencia, qui les fait passer du statut de conviviente (être en convivence avec les membres du groupe) à celui de membre à part entière.

L’apprentissage se fait par la lecture du Liderato, mais aussi par la répétition des histoires que les initiés racontent aux convivientes. Dates, noms, faits. Tout doit être connu. Un Ñeta n’est pas seulement un « guerrier » (guererro), un « frère d’armes ». C’est avant tout celui avec qui est partagée une histoire commune, celle d’ancêtres communs.

Bebo : C’est commefaire un arbrefamilial... nouspouvons remonterjusqu ’à nos origines. [...] Tupeux assoir un Ñetas deNew York,par exemple, et un Ñetas dEspagne, et ilspeuvent te dire où cela a commencé... tu sais ..parce quepour nous, lhistoire est ce qui nous afait... on peutpasjouer avec.

Être un Ñeta dès lors, c’est cette quête d’apprentissage d’une histoire passée, vécue et racontée par d’autres, mais portée comme sienne. C’est faire partie d’un lien, être un point de passage de la lutte et de son histoire. C’est s’inscrire dans une lignée. Les membres sont liés par ces textes d’histoires et leur transmission est un pilier de la vie de La Asociación. Le Liderato est, pour reprendre l’expression de Herrou (2008), la « substance partagée qui leur permet de se considérer comme parents ».

La construction d’une histoire collective, et sa transmission, constitue aujourd’hui une des dimensions essentielles de l’activité des Ñetas voire une condition de leur existence. Ce lien fraternel est comparable au lien de sang qui définissait les Ñetas avant le dépôt des armes.

Carlos, figure exemplaire ?

Bebo : Carlos a été le leader leplus important, le visionnaire, leprophète, le martyre. Ensuite, il y a les treize Ñetas originaux, des genres d’apôtres avec Jésus, pas vrai . Les treizepremiers guerriers de lafondation. On utilise le terme depilier... ce sont ceux-ci pour moi, personne d’autre.

Le processus de convivencia montre à quel point la figure de Carlos est centrale chez les Ñetas. Durant ce processus, la vie de Carlos est décrite de façon à en faire un modèle vers lequel le conviviente doit tendre et à partir duquel il devra réorganiser sa vie. Mais c’est surtout la capacité de transformation de Carlos qui est mise en scène.

Dips (ancien membre des Ñetas à Brooklyn) : il (Carlos) n’était pas parfait, un petit criminel, mais c’est ok, acceptons le . [.] yeah . c’était un drogué, un petit criminel, intelligent, il savait comment parler aux gens de la rue . c’est un type d’histoire à la Jésus, l’arrivé d’un hommepauvre qui...je nesuispas chrétien, maisje respecte lhistoire dejustice. Iltrainait avec les transgressifs, les criminels, les voleurs, les collecteurs de taxes, les prostituées, ceux-là étaient ses gens, ses disciples . et dans ce sens, Carlos est comme eux. Pas que c’était un homme saint, mais il était . parmi les derniers . celui sur qui on comptait, qui était capable de les organiser, qui connaissait leur langage, qui venait de là .

Décrit ainsi, le modèle de la vie de Carlos montre la possibilité d’une transformation. Même le passage par la prison n’est pas nécessairement perçu comme la fin d’une trajectoire de vie mais comme un possible renouveau. Cette vision transformatrice est liée à la capacité de Carlos, ou ce qu’il en est dit, d’avoir transcendé l’espace de sa cellule en créant un mouvement et une conscience politique. La vie de Carlos, selon Bebo, est dans les règles. Elles sont l’essence de Carlos.

Bebo: La naissance de La Asociación, vraiment, ce n’est que ... que après sa mort. Les règles de régulation (rules ofregulation) [...], ça n’ajamais été là quand il était vivant. C’était son bébé, mais n’importe qui a écrit ces trucs savait qu’il y avait Carlos tout autour. Ça [les règles] c ’est Carlos qui nous parle à nous.

L’histoire de la communauté, faites de règles, est le vecteur de sens entre les membres et permet de les lier à l’image de Carlos.

Une herméneutique Ñetas ? Le président comme un érudit

Après que le Padrino m’ait donné le liderato, il décida de m’initier au 25 règles.

Le Padrino : Les règles sont la base de la vie communautaire, et tu doispouvoir les réciter au besoin. Au début, quandtu viensjuste de devenir membre, tu dois les apprendre... maisplus le tempspasse,plus tu ne les connaispas dans la tête, mais dans le cœur. Ce qu ’ilfaut, ce n ’est pas connaître mot à mot, mais ilfaut que tu comprennes ce que cela veut dire. Ilfaut que cela fassepartie de toi, de ta vie.

Le Padrino s’arrêtait parfois sur une situation ou me racontait des histoires qu’il avait vécues, en m’expliquant quelle règle avait été mobilisé ou non. Petit à petit, le Liderato ne fut plus sorti, et la lecture du texte laissa place à des histoires. Souvent aussi, après avoir rencontré un membre Ñeta en ville, le Padrino me demandait ce que je pensais de l’histoire qu’il nous avait racontée et ce que j’aurais fait dans telle ou telle situation. Chaque fois, il essayait de discerner avec moi le « bon » du « mauvais », les bonnes actions des mauvaises. L’exposé des règles donne ainsi lieu à un véritable apprentissage auquel les Ñetas les plus anciens s’adonnent constamment afin de former les conviviente. Mais, en devenant Ñeta, une seconde phase de l’éducation commence. Si le nouvel initié connaît par cœur les règles, il lui faut alors les comprendre, les appliquer dans sa vie, les vivre. C’est en côtoyant les membres de son Capítulo, quotidiennement, et en traversant avec eux plusieurs situations, qu’il fera cet apprentissage.

Le processus d’apprentissage du conviviente ne se termine donc pas avec l’initiation. Pour les règles, l’éducation continue par une sorte de « formation philosophique » où les normes sont interprétées quotidiennement en fonction des situations. De ce fait, ce n’est pas la bonne ou mauvaise connaissance des règles qui distingue les Ñetas entre eux mais la bonne capacité à les appliquer sagement.

Le modèle de la vie de Carlos sert à exemplifier les règles lors des conversations autour des textes. Il permet une application souple des normes en montrant comment, dans une situation ou une autre, Carlos a agi. Chaque discussion autour de ces règles permet de développer une connaissance intime du groupe mais aussi de soi-même. L’accès à ces savoirs - les règles - et ces savoirs faire - leur interprétation - permet le développement de véritable pratique de perfectionnement de soi (Herrou 2008) et marque un surinvestissement de l’intérieur.

Comme Carlos qui s’est transformé, transcendant à la fois sa condition de prisonniers et sa condition sociale, les membres entrent dans un processus d’amélioration de soi et de transformation personnelle par le biais des interprétations des normes et ce, tout au long de leur vie. Les réunions sont le lieu où les membres sont poussés à s’interroger sur leur propre action et sur le devenir du groupe.

Bebo : (Dans mon Chapterjai commencé à enseigner. C’était au milieu des années 1990, en plein conflit interne.Maisj’ai commencé à challenger Cesjeunesportoricains. Ce qu’ils pensaient de leur culture, de La Asociación. Quelque chose manquait. [...] J’ai commencé à défier cesjeunesgens. En utilisant les Ñetas comme uneplateforme. Pour établir la discussion.

Au travers des discussions autour des règles, c’est la vie même des membres qui est ainsi en discussion. Les règles deviennent à la fois correction des mœurs et illustration de ce que serait une vie parfaite. Le rôle du président n’est plus alors uniquement directif ou correctif. Il doit s’occuper des membres. Les problèmes qu’ils règlent au quotidien sont moins liés aux conflits internes qu’aux dilemmes moraux et aux doutes des membres.

Vers un ascétisme Ñeta ?

Les règles sont ainsi bien plus qu’un système de sanctions. Elles demandent plus qu’un apprentissage « par cœur » ; elles reposent sur une pratique interprétative constante, par leurs mises en exercice dans différentes situations. Il ne s’agit plus dès lors d’observer la norme à la lettre mais de vivre selon une forme de vie, comme me l’explique Splinter, un ancien Ñetas aujourd’hui non actif : « Moi, je vis fidèlement en rapport avec le philosophie de vie de Carlos La Sombra. Empower, auto-détermination. Pour moi, plus que les Ñetas, c’est honorer ce que Carlos est. »

Ou Spade (ancien président à New York) : « Tu le vis, de chaque façon que tu peux ... Tant que tu portes cette manière de vivre et que tu l’appliques dans ta vie de tous les jours, alors, tu es un Ñeta du cœur, du Corazón. »

Tous les membres inactifs que j’ai rencontrés m’ont tenu à peu près ce même genre de propos. Selon eux, ils restent Ñetas, non parce qu’ils participent aux activités du groupe, mais parce qu’ils vivent selon les préceptes et la philosophie de La Asociación. Leur vie est guidée par ces règles.

De ce point de vue, le serment que le conviviente prononce lors de son initiation se veut être un lien permanent, non pas au groupe, mais à une forme de vie que les règles mettent en place. Le vœu n’est plus alors juridique mais ascétique - où l’ascèse est entendue comme la visée d’une réflexion rigoureuse sur sa propre vie et la tentative de perfectionnement de soipuisqu’il s’agit de reproduire le modèle que fut la vie de Carlos. Nous passons alors d’une forme juridique de l’obéissance - observer la règle - à une forme ascétique de l’obéissance - observer la forme-de-vie.

Parce qu’elles sont la source des premiers enseignements - en même temps que l’histoirede la philosophie, de la pensée, et de la forme de vie Ñetas, les règles sont une étape dans la formation du membre. Cet enseignement se situe au-delà de la simple acquisition de connaissance et lie durablement le président - ou celui qui se charge de l’éducation - au conviviente puis à l’initié. Il mêle l’acquisition et l’assimilation d’un savoir mais aussi d’un savoir-faire et permet au membre d’engager un processus de transformation et d’acquérir les outils nécessaires pour mener celle-ci en se remettant en cause. En ce sens, les Ñetas pratiquent entre eux une herméneutique des normes. Ils mettent en pratique une interprétation des textes qui revêt un double aspect : la connaissance profonde des normes qui constituent la communauté Ñetas ; la connaissance de soi pour se transformer. La norme reste réelle et matérielle - les coups de bâtons appliqués en sanction, la possibilité d’une exclusion ou de la peine de mortmais ce à quoi tend cette herméneutique est non pas d’appliquer celle-ci sur la vie mais de faire en sorte que la vie coïncide avec la norme. Que la norme produise la conduite en même temps que la vie même. C’est donc à la vie même que cette pratique de l’herméneutique s’attaque. Comment l’hermanito doit-il vivre sa vie ? Que doit-il faire pour la parfaire ? Comment doit-il entrer, dès lors qu’il est initié, dans une pratique de perfectionnement de soi ? Puisqu’elles s’exercent sur le quotidien de la vie des membres, en prison ou non, les règles en viennent à définir une forme de vie, c’est-à-dire une vie si étroitement liée à sa forme qu’elle s’en montre inséparable.

Une théologie de la vie quotidienne ?

Du fait de leur place centrale dans la mise au travail de la loi Ñetas, il est possible de qualifier les présidents d’érudits juridiques. Ils ont un rôle dans l’interprétation des actions de la vie de tous les jours en fonction d’un ordre supérieur lié à la loi et ce qu’elle représente. En effet, le travail des présidents consiste avant tout en une activité d’interprétation. En ce sens, cette approche idéaliste de la loi - lorsque la loi est approchée dans le sens d’une aspiration à, d’une invocation à un idéal -, permet de penser la loi comme un système de sens, d’interprétation ou une théorie, qui façonne le monde.

Pour comprendre ce qu’est la loi Ñeta, d’un point de vue empirique, il faut donc avant tout se concentrer sur les activités des érudits qui l’utilisent, la façon dont ils se la réapproprient et l’interprètent.

À propos des traditions juridiques Hindous et plus particulièrement des Dharmasutras, À propos d’autres traditions juridiques, les Dharmasutras, le chercheur Donald Davis suggère que (2010, 3, dans Pirie 2013, 79) ces textes pourraient être considérés comme relevant de théologie tout autant que de loi. Considère la théologie comme la tentative de comprendre ou de donner un sens à la signification transcendantale des actes, Davis qualifie la loi de « théologie de la vie quotidienne ». À ce titre, la loi hindoue serait l’instrument et la rhétorique selon lesquels les actes humains quotidiens sont placés dans un système ou une structure plus vaste que la vie humaine, qui englobe des hypothèses sur ce à quoi nous aspirons en tant qu’êtres humains. Plutôt qu’un système juridique ou gouvernemental, la loi hindoue décrite de cette façon, est avant toute chose un système intellectuel. La loi Ñeta pourrait difficilement être décrite comme une « théologie de la vie quotidienne ». On retrouve cependant ce travail d’interprétation et le système de pensée qui la sous-tend, centré sur la pratique herméneutique.

Mais, ce travail d’interprétation n’est pas seulement un travail théorique, et les présidents sont respectés et possèdent une autorité non négligeable. Or, cette autorité est aussi constitutive de la façon dont la loi est utilisée par les Ñetas. Si la loi est un discours donnant du sens ou façonnant le monde, elle est, comme l’indique Merry (1990, 37, dans Goodale 2017, 33) un discours rempli de force. C’est ce que je propose d’appréhender par une approche de type hégémonique de la loi.

Approche hégémonique: law as controlling process

« Cher humble guerrier du monde ». C’est avec ces mots que la Junta Central de New York informe à l’été 2014, l’ensemble du Monde Ñetas d’une décision disciplinaire visant à l’exclusion d’un membre. « Après investigation, le comité de disciplin », poursuit la lettre qui est publiée sur les réseaux sociaux, « a réuni suffisamment de preuves pour procéder au jugement et déclarer P. T. un insecto ». P. T., un jeune Ñetas d’une vingtaine d’année, aurait été coupable de violence domestique. Sa compagne, Ñeta elle aussi, aurait porté l’affaire au président de leur Chapter. La lettre se termine par une phrase type : « ainsi que le stipule notre philosophie » et « nous espérons que vous accueillerez ce message avec sagesse, discernement et compréhension ». Un tel jugement d’exclusion est irrévocable et a pour effet immédiat de couper tout contact entre P. T. et tout autre Ñeta. Prise par la Junta Central de New York, cette décision doit être suivie en Espagne ou en Équateur, partout où La Asociación est présente, même chez des Ñetas qui, comme le Padrino, ne connaissaient pas l’existence de P. T. avant son exclusion. Dans l’espace du South Bronx, où les liens familiaux entre les membres sont prégnants et où être Ñetas peut ouvrir des portes sociales mais aussi professionnelles, une telle exclusion est lourde de conséquence sur la vie sociale de l’individu. Pour finir, la lettre indique qui contacter pour voir la ou les preuves, la « minute » décrivant le déroulé de la procédure et la feuille du jugement signée par toutes les parties.

Si, comme nous l’avons vu, le système juridique est génératif en ce qu’il crée communauté, cela suppose que chaque membres comprenne la règle de la même manière. Le travail d’interprétation est donc d’autant plus important afin de mettre d’ordonnancer les interprétations possibles. Les lois et les règles restent donc fictions à partir desquelles les personnes au pouvoir peuvent imposer leur manière de voir le monde et de l’ordonner. Dans une critique adressé à Geertz, l’anthropologue Barbara Yngvesson (dans Greenhouse et al. 1994) déclarait que si l’approche interprétative de la culture juridique éclaire la diversité du droit en se concentrant sur la production locale de sens, elle semble moins attentive à la centralité du pouvoir dans le processus de production de sens. Comment donc la position sociale de Bebo ou du Padrino façonne leur interprétation de la règle et la façon dont ils contrôlent une hégémonie interprétative ?

Contrôler, stabiliser, faire circuler : présidence et rapport paternaliste

Bebo : (De Corazón) C’est un grand mot non ? Et encore, juste De Corazón , parce qu’on avait aussi l’habitude de dire De Corazón hasta la muerte [du cœur jusqu’à la mort], jusqu’à la mort ... donc ...

Le cœur est un symbole constamment utilisé dans l’iconographie Ñeta. Ce symbole est censé représenter l’amour - pour La Asociación, pour son hermanito -, et dire « De Corazón » implique que l’individu est, de tout son être, avec ce qui vient d’être dit ou fait. Il y est avec amour. Il faut cependant nuancer cet aspect de symbiose qui constituerait la communauté Ñetas. Les règles et leur application permettent aussi de réprimer, voire d’exclure, toute tendance contestataire ou opposition interne. Dans ce cas, les règles deviennent une façon d’imposer obéissance au pouvoir dominant et à la hiérarchie. De ce point de vue, la communauté Ñetas est traversée de relations de pouvoirs socialement définies, constituant un système d’autorité et de contrôle, qui s’il n’est pas l’État, n’en reste pas moins inscrit dans des formes de dominations. Un système d’ailleurs lui-même tellement codifié que l’on peut se demander si finalement ces groupes, que l’on aurait trop vite fait de qualifier d informels, ne sont pas eux-mêmes très formels et formalistes.

Le processus d’écriture du Liderato, a permis à un personnage d’accumuler du pouvoir et du prestige Bebo. C’est lui qui en effet a organisé et dirigé les pèlerinages à Porto Rico. C’est aussi lui qui est au cœur du projet d’écriture qui lui donne le pouvoir de décider quoi inclure et quoi rejeter. C’est enfin grâce à l’écriture du Liderato que Bebo s’est imposé à la tête de la Junta Central. Pour le résumer ainsi, c’est lui qui a re-crée Carlos. Ce travail d’écriture des règles permet à Bebo de réaliser quatre actions d’autorité. Tout d’abord, de stabiliser les Chapters Ñetas et la nouvelle direction qui prend le pouvoir dans le milieu des années 1990 sous le nom de Junta Central. Ensuite, de disséminer une nouvelle version de l’identité Ñeta ainsi que d’imposer son pouvoir. Troisièmement, de convertir les membres à la nouvelle identité, plus politisée, du groupe et de les soumettre au pouvoir de la Junta. Enfin, de rivaliser avec d’autres versions de l’identité Ñetas, proposées notamment par le Chapter du Queens.

L’écriture du Liderato et des règles transforme jusqu’à la figure d’autorité et le rôle du leader. Jusqu’au milieu des années 1990, du fait de la grande hétérogénéité des Chapter Ñetas, un membre peut facilement changer de Chapter s’il est en conflit avec son leader. Le pouvoir de ce dernier ne s’étend qu’aux membres de son Chapter, qui peuvent par ailleurs à tout moment, et relativement facilement, le destituer. Mais, à partir du milieu des années 1990, du fait de la centralisation de La Asociación, les membres ne peuvent plus circuler entre les Chapters et tout conflit est réglé au niveau de la Junta Centrale, selon le même corps de règles. Par ailleurs, les procédures de destitutions deviennent plus complexes, ou du moins plus difficiles à mettre en place, à mesure que les Chapters s’agrandissent démographiquement à partir de 1994-1995. Surtout, à partir de cette période, le processus d’initiation se formalise ainsi que le rôle du leader. C’est lui qui se charge désormais de l’éducation des convivientes. C’est aussi lui qui les initie en leur donnant à lire le Liderato. Le Liderato forme la substance partagée qui permet aux membres de se considérer comme parents et le texte d’histoire permet de créer une forme de « consanguinité du texte ». Ainsi dans cet amour filial qui se dessine à l’intérieur de La Asociación, la figure du président remplace la figure tutélaire de Carlos. Le président est à la fois celui qui donne accès à la fraternité et au lignage avec Carlos. Il est celui qui protège et aide les membres dans leur transformation. Mais c’est aussi celui sur lequel repose l’interprétation de la règle. À partir de l’écriture du Liderato, le leader devient une figure paternelle, c’est-à-dire que son autorité n’est pas seulement contractuelle et dépend aussi de sa parole. Sa légitimité provient de sa capacité à mobiliser l’amour de ceux qu’il domine et d’incarner la loi auprès d’eux. Mais ce qui fait la spécificité de ce rapport paternaliste, c’est le type de rapport de dépendance qui s’instaure auprès des personnes dominées. La figure du président est bien, sous certains aspects, celle du Pater. Le langage amoureux se déploie ainsi « sur le registre d’un lien pseudo-paternel ou filial » (Geffray 1995, 368) qui peut être inégalitaire. À ce titre, l’amour des Ñetas envers Carlos et La Asociación est « envisagé et valorisé comme un authentique trésor [...], prompt à devenir le vecteur d’une identité collective » (Geffray 1995, 370). Les Ñetas développent une forme d’esthétique collective autour de cet amour, qui est aussi une forme de contrôle et de domination affective. Il permet alors d’élaborer un discours occultant ces rapports de pouvoir tout en déployant des représentations collectives sur La Asociación fraternelle et aimante.

Enfin, deux points peuvent être soulignés. Tout d’abord, l’introduction de l’écriture accompagne un changement de régime d’action, où les Ñetas passent d’un Street Corner gang à une Junta Central. La prise d’écriture induit aussi la transformation de la figure d’autorité du leader et de la figure du sacrée de Carlos. Ainsi, dans la période précédent la Junta Central, chaque Chapter était libre d’imaginer, de conceptualiser et de raconter son propre récit de la vie de Carlos. Au contraire, la Junta impose un récit unique. Schématiquement, on passe donc d’un système d’adhésion horizontal à un système d’adhésion vertical. Dans un système horizontal, il y a une forme d’égalité entre les Chapters où chaque groupe, et même chaque individu, peut développer sa propre version de l’histoire de Carlos. Le lien entre Carlos et chaque Chapter est donc direct. Ce modèle, ou ce système, est cependant remplacé, lors de la création de la Junta, par un modèle plus vertical, où certains individus gagnent en autorité et en pouvoir et sont capables de s’imposer comme les seuls liens entre les membres et Carlos. Dans ce modèle, Carlos perd en accessibilité et la Junta établit des artefacts spécifiques (le Liderato) et, plus important encore, des médiateurs ou des impresarios (Bebo) entre les membres et Carlos. Se joue ici une transformation fondamentale dans la structure sociale et les formes d’autorité au sein des Ñetas.

Par ailleurs, l’écriture procède à une reconfiguration des relations de pouvoir entre les Ñetas. Bebo qui n’était en 1992 que le président d’un Chapter d’une quinzaine de personne, acquiert en quelques années le statut de secrétaire de la Junta et finalement de président. Le parcours de Bebo montre une redistribution des hiérarchies produites par « l’irruption de l’écriture ».

Les règles Ñetas sont ainsi des actes constituants qui mènent à la formation de cette communauté que sont les Ñetas. Elles forment une sorte de contrat social, de pacte, par lequel un groupe d’individus se soumet à l’autorité du président qui a le pouvoir de diriger la vie de la communauté ainsi fondée. Mais ces règles peuvent aussi procéder à l’exclusion, comme le montre l’exemple de P. T., ce jeune Ñetas new yorkais qui se verra exclure de La Asociación à l’été 2014. Marit Melhuus (2012, dans Goodale 2017, 117) souligne ainsi la fonction tri social (sorting society) qu’opère la loi, à savoir l’utilisation de la loi pour classer les personnes en catégories. Les systèmes légaux encodent des relations de pouvoirs asymétriques (Starr et Collier, 1989). La loi peut donc donner de la force au pouvoir, entraver où contenir l’action et mettre des limites. Elle peut donc être restrictive, au même moment où elle est productive.

Conclusion : Une histoire intellectuelle du pouvoir et de la transformation

J’ai présenté ici trois approches de la loi - interprétative, idéaliste et hégémonique - qui m’ont permis de faire sens de la prise que les règles ont dans la vie Ñetas, pour paraphraser la formule de Malinowksi (1922, 25) et exprimer la façon dont les règles affectent mais aussi concernent le plus intimement les Ñetas. Dans un premier temps, j’ai ainsi montré comment une approche interprétative nous permet d’envisager la façon dont la loi crée du sens, produit du savoir mais est aussi un récit de ce qui est vrai. Dans un deuxième temps, je me suis intéressé à la manière dont la loi pouvait être approchée de façon idéale, c’est-à-dire produisant une vision qui dans le cas des Ñetas invoque l’héritage d’un ancêtre héroïsé, Carlos. La loi construit alors les activités quotidiennes en référence à un ordre des choses supérieur et aspire à un idéal. Elle est alors saisie par une forme de transcendance et la figure de Carlos a pour fonction de créer un sentiment de continuité et de permanence. Enfin, dans un troisième temps, j’ai montré que la loi devait aussi être approché à la fois dans ce qu’elle encode comme relation de pouvoir et la façon dont elle est un outil de pouvoir.

J’ai essayé de comprendre quel type de pensée se met en action derrière la loi, même quand celle-ci ne s’applique pas exactement. Étudier le droit au-delà des cas de conflits, c’est à la fois se permettre de rendre compte d’une série de lieu - les histoires, les rumeurs mais aussi la prison, le ghetto- qui sont liés à ce dernier mais aussi de prendre le droit comme une façon de rendre compte du réel. Ainsi, les normas rendent compte d’une vision du Monde Ñetas et de son ordonnancement. Elles sont une manière de gérer les rapports sociaux autant qu’une expression du monde dans lequel ces rapports s’inscrivent.

Au lieu de se centrer sur l’une ou l’autre des approches, il me semble que faire sens de ce que la loi Ñetas est et fait, nécessite de faire tenir ensemble dans l’analyse ces trois points de vue. L’étude de la loi devient alors à la fois une histoire des idées et une description des pratiques. Cette histoire intellectuelle, couplée à une interrogation sur les pratiques permet de faire une large place aux individus impliqués dans les raisonnements autour de la loi.

Auteur

Martin Lamotte Anthropologue, chargé de recherche au CNRS, et membre du Laboratoire d’Anthropologie Politique (EHESS), Martin Lamotte travaille sur les structures criminelles aux États-Unis, en Amérique latine et en Europe.

martin.lamotte@cnrs.fr

Laboratoire d’Anthropologie Politique, Paris

Martin Lamotte Anthropologist, CNRS research fellow and member of the Laboratoire dAnthropologie Politique (EHESS), Martin Lamotte works on criminal structures in the USA, Latin America and Europe. martin.lamotte@cnrs.fr

Laboratoire d’Anthropologie Politique, Paris

Références

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Davis, Donald Richard. 2010. The Spirit of Hindu Law. Cambridge: Cambridge University Press.

Geertz, Clifford. 1983. Local Knowledge: Further Essays in Interpretive Anthropology. London : Fontana.

Geffray, Christian. 1995. Chroniques de la servitude en Amazonie brésilienne : essai sur l’exploitation paternaliste. Paris : Karthala.

Goodale, Mark. 2017. Anthropology and Law: A Critical Introduction. New York: New York University Press.

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Herrou, Adeline. 2008, « Quand les moines taoïstes en Chine ‹ se mettent en texte › » In Baptandier, Brigitte, et Giordana Charuty. Du corps au texte : approches comparatives. Nanterre : Société d’ethnologie.

Jensen, Steffen, et Karl Hapal. 2023. Communal Intimacy and the Violence of Politics: Understanding the War on Drugs in Bagong Silang, Philippines. Cornell Scholarship Online. Ithaca: Southeast Asia Program Publications.

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Malinowski, Bronisiaw. 1922. Argonautsofthe Western Pacific. London: G. Routledge and Sons.

Melhuus, Marit. 2012. Problems of Conception: Issues of Law, Biotechnology, Individuals and Kinship. New York: Berghahn Books.

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Whyte, William Foote. 1955. Street Corner Society: The Social Structure of an Italian Slum. Chicago, Ill.: University of Chicago Press.

  1. Premières phrases de la lettre qu’adresse le Padrino à Bebo en 2014.

  2. Puisque les Ñetas utilisent les trois termes, j’ai décidé de faire de même ici, afin d’alléger le texte.

  3. Le Liderato n’est pas le seul exemple de texte de loi qui circule parmi un gang. Les Latin Kings, par exemple, officiant à la même période que les Ñetas à New York ont développé un manifesto (Brotherton et Barrios 2004) de la même ampleur que le Liderato. Les chercheurs Jonny Steinberg (2007) en Afrique du Sud ou Steffen Jensen (Jensen et Hapal 2023) aux Philippines ont également exploré la façon dont de tels groupes adoptent et suivent des règles et normes au sein de leur organisation.

  4. Minoritaires par rapport aux hommes, les femmes peuvent cependant occuper des rôles clefs, comme celui de présidente de Chapter ou de la Junta Central. Elles ont le droit de vote et le droit de s’exprimer a? toutes les réunions. L’égalité de leur place est assurée dans l’organigramme et les règles de fonctionnement du gang. Pourtant, la Asociación a d’abord été un gang d’hommes, ne? dans les prisons d’hommes de Porto Rico au début des années 1980. Par ailleurs, la répartition des tâches se fait selon des lignes genrées, puisque ce sont les hommes qui parlent en public (lors des cérémonies collectives ou autres réunions de Chapters) et les femmes qui s’occupent, par exemple, de la cuisine lors des réunions. En tant qu’homme, qui plus est blanc, j’ai peu eu accès à ce monde des femmes Ñetas, en partie confiné.