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Appel à contributions: "La double conscience de la quantification"

2024-09-04

La double conscience de la quantification. Approches ethnographiques de la représentation du monde par les nombres.
Editeurs invités:
Etienne Bourel (anthropologue, post-doctorant, CADS, University of Leiden / IFSRA, Ouagadougou)
Frédéric Le Marcis (anthropologue, PU, Triangle UMR 5206 – ENS de Lyon / TransVIHMI UMI 233 - IRD, INSERM, Université de Montpellier).


Comment sont produits les nombres qui circulent et auxquels nous accédons dans le monde contemporain ? Comment s'effectue le travail de configuration des algorithmes nécessaires au traitement des Big Data ou du Machine Learning (Boullier et El Mhamdi, 2020) ? Que savons-nous de la « vie sociale des normes » (Graham et al., 2021) ou des statistiques ethniques et de la discrimination (Tin, 2014) ? Ce numéro spécial part de l'idée que la pratique d'une anthropologie de la quantification et des sciences statistiques est nécessaire pour enrichir la compréhension des positions épistémologiques et des arguments politiques sur le monde contemporain. En particulier, nous nous intéressons au « sale boulot » (Lhuilier, 2005) de la production de chiffres et aux pratiques techniques, d'ingénierie et scientifiques qui lui sont associées et qui sont trop souvent négligées. Ce faisant, nous reprenons l'hypothèse selon laquelle une partie du pouvoir des nombres réside dans le fait que la « boîte noire » de leur production reste fermée (Latour 1987).

Par exemple, dans les activités forestières d'Afrique centrale liées à la certification, aux projets entrepreneuriaux et de développement, il existe des écarts constants entre les pratiques de terrain et les analyses quantitatives qui en rendent compte. Dans la même région, des marchés de compensation carbone ont été mis en place ces dernières années. Là encore, ils reposent sur l'implication des acteurs dans des spéculations sur la viabilité de scénarios étayés par des chiffres et circulant dans des cercles bureaucratiques (Ehrenstein et Muniesa, 2013). Comment les outils de mesure et de développement sont-ils élaborés et par qui, comment circulent-ils, telle est la question centrale de cet appel à contributions (Jerven, 2013).

La fabrication des chiffres peut également être discutée au regard du rôle que joue désormais la question de l'anticipation, notamment dans les politiques de santé (Lakoff, 2017, Le Marcis, 2023), ou en abordant les aspects de modélisation et de pluridisciplinarité de la gestion des épidémies afin de déterminer si les chiffres pourraient en être « meilleurs ». Si la production de données est au coeur de la gouvernance des systèmes de santé, nous nous interrogeons sur les voiles d'ignorance que ces chiffres jettent sur le monde. Dans le domaine des essais cliniques, comment les scientifiques gèrent-ils les tensions entre la vie réelle (la vie en dehors de l'essai) et la vie telle qu'elle est représentée à l'intérieur de l'essai (Brive et al. 2016) ?

Pour ce numéro spécial, nous proposons de reprendre un point soulevé par Alain Desrosières (2008) lorsqu'il souligne les contradictions, dans l'approche statistique, entre une perspective « réaliste » (servant d'outil de pouvoir, de gouvernement ou de critique) et une perspective « conventionnaliste » (dans laquelle la « mise en variables » est elle-même prise dans un processus de production de savoirs politiques et historiques). Selon lui, cela pose un problème de « double conscience », au sens où l'entendait Jeanne Favret-Saada (1977) en reprenant la célèbre expression d'Octave Mannoni « Je sais mais quand même », dans la mesure où les acteurs devraient à la fois « bien savoir » que les statistiques sont produites par convention « mais quand même » croire en une réalité qu'on leur demande de quantifier. Comment cette apparente contradiction est-elle vécue, comprise, voire résolue par les acteurs auxquels elle est présentée ? Quelles opérations cela implique-t-il ? Quels sont les compromis qui émergent ? Dans quels espaces les acteurs circulent-ils et selon quelles temporalités ? Que disent-ils et que taisent-ils de ces processus ? Qu'est-ce que cela dit des rapports de force à l'oeuvre dans la variété des usages de la statistique et des opérations de quantification ? Peut-on y voir l'expression de contradictions plus larges propres au système capitaliste, comme le suggèrent Philippe Pignarre et Isabelle Stengers (2007) ?

Puisqu'il a été démontré que l'arithmétique participe à la formation de l'expérience cognitive (quotidienne et située) des sujets (Lave, 1988), comment penser l'augmentation (régulièrement envisagée comme frénétique) de la quantification et du chiffrage dans les expériences actuelles du monde et en particulier pour ceux qui produisent des nombres ? Quels sont les enjeux de pouvoir à l'oeuvre dans ces pratiques à travers leur appréciation des spatialités et des temporalités ? Entre différentes manières d'être au monde et de le percevoir, comment les acteurs gèrent-ils cet inconfort (Chateauraynaud, 2014, Gaulejac et Vandewattyne, 2020), ou cette « dissonance cognitive » ? Validons-nous la perspective d'un caractère magique du capitalisme (Moeran et de Waal Malefyt, 2018) quant à la manière dont il fait apparaître le monde à travers la numération, conduisant à revisiter les conceptions « modernes » de réalité et de personne (Boddy, 1994) ?

Trois grands axes d'investigation se dégagent de cette série de questions :
i) le sale boulot et la boîte noire de la production de chiffres / de la quantification ;
ii) la contradiction entre la réalité des chiffres et l'ignorance ou la croyance dans les pratiques de quantification ;
iii) la dynamique du pouvoir et l'expérience de la production de chiffres, de statistiques et de quantification.

Ce numéro spécial invite à un examen plus approfondi de ces différentes approches, ensemble ou de manière autonome, au prisme du problème de la double conscience de la quantification.
Nous visons à discuter des tensions, des possibilités d'interprétation et des compromis que ces contextes génèrent. Nous sollicitons des contributions qui examinent qui, où et comment sont menées les activités de quantification ou de « mise en variables du réel » (Drouet, 2018) ; les dispositifs matériels et organisationnels déployés par ces acteurs ; les relations entre nombres, pensée et action ; les qualités morales attribuées aux nombres et les pratiques réflexives qu'ils invoquent ; et la manière dont l'ethnographie peut éclairer les processus pratiques, cognitifs et heuristiques, éthiques et politiques associés à la quantification.
Nous accueillons des contributions basées sur un travail de terrain approfondi et liées, sans s'y limiter, aux thèmes principaux suivants (dans la mesure où elles les abordent sous l'angle de la quantification) : évaluation des campagnes d'alphabétisation, évaluation de l'ampleur des violences sexuelles, développement durable, changement climatique, politiques de santé et science clinique. Cet appel n'est pas limité à une zone géographique spécifique. Les propositions qui mettent en perspective ou font converger les traditions interprétatives francophones, germanophones et anglophones sur ces questions sont particulièrement encouragées.

Les propositions d’articles (env. 3000 signes) sont attendues pour le 15 septembre 2024 et sont à adresser à e_bourel@yahoo.com et frederic.lemarcis@ens-lyon.fr. Les articles complets seront à remettre avant la fin janvier 2025. La parution du dossier est prévue fin 2025.